Ernest Fraenkel : « Contribution à l’étude de l’analité : Le psychisme intestinal »

Written by Gregory Haleux

Martín Ramírez, via Ricco/Maresca Gallery

 

Dans les trois derniers numéros de Psyché, revue internationale des sciences de l’homme et de psychanalyse, paraît un long et très curieux article d’Ernest Fraenkel : « Contribution à l’étude de l’analité ». De la partie consacrée au « psychisme intestinal » (Psyché nouvelle série, n°3, 1er trimestre 1960, pp.17-23), nous tirons l’extrait suivant, contenant de singulières analogies.

 

Cette aptitude à la division intrinsèque du travail est un aspect de la tendance schizothymique de l’âme intestinale. Un autre aspect de cette tendance se révèle à nous lorsque nous apercevons ce que nous voudrions appeler le contrepoint du travail intestinal, comparable au canon ou à la fugue en musique. La bouillie stomacale n’est pas — il faut s’en rendre compte — répartie sur toute l’étendue des intestins de façon continue. Elle est plutôt divisée en tronçons, semblables aux rames de wagons d’un chemin de fer souterrain (Métro de Paris) (1), entre lesquels se trouvent des zones vides. Et chaque rame est dans un autre stade du processus de digestion, suivant la progression respective de ce processus, progression qui, pour chacune d’elles, dépend : a) du moment de l’entrée dans les intestins par le pylore, b) de la composition chimique de la masse fournie par l’estomac, c) de la liquidité ou solidité plus ou moins prononcée de  celle-ci, d) de l’abondance de l’apport du foie et du pancréas, apport pas toujours égal ni en quantité ni en qualité, e) de l’intensité des mouvements péristaltiques des parois intestinales, f) du succès de l’activité du cæcum et du côlon ascendant en ce qui concerne la digestion de l’amidon et de la cellulose qui pourraient être contenus dans la bouillie stomacale suivant la nature des aliments ingérés, et g) des vicissitudes que les matières subiront dans le cæcum au point de vue de leur groupage spatial. Les intestins traitent ainsi chaque rame à part, comme dans une pièce de musique polyphonique chaque voix évolue avec une indépendance considérable. L’âme intestinale fait donc plusieurs travaux à la fois, et doit à cet effet accomplir un partage multiple de son attention. Il n’existe rien d’analogue dans le travail de l’âme gastrique qui, chez l’homme du moins, ne dispose que d’une seule cavité où tous les aliments présents se mélangent sans égard au degré de la progression de la digestion de chacun d’eux, le moment de leur sortie par le pylore étant toutefois subordonné à l’obtention du degré requis pour leur transformation en bouillie. L’estomac est donc comparable à une école de village où tous les élèves sont réunis dans la même classe, alors que les intestins sont pareils à une école urbaine où il y a autant de classes séparées que de termes d’entrée et d’inscription, et autant d’instituteurs que de classes.
La schizothymie de l’âme intestinale comporte-t-elle la formation, dans son sein, de plusieurs centres de conscience au même niveau ? Cela paraît possible, mais pas nécessaire. Sur le plan de la motricité consciente, on peut, peut-être, combiner à volonté des mouvements multiples des quatre extrémités, des dix doigts et d’autres muscles, sans que pour cela l’unité de la conscience soit détruite. Nous concluons par analogie que dans l’âme intestinale plusieurs actions peuvent simultanément être poursuivies sans qu’il en résulte nécessairement un pullulement de sous-âmes. Cependant, on ne saurait exclure cela avec certitude, faute de possibilité d’observation directe. Y aurait-il, peut-être un centre de conscience propre aux intestins grêles, un autre propre au côlon ? Nous ne saurions répondre. (Nous reviendrons encore, dans la suite, sur ce problème.)
En ce qui concerne enfin les possibilités de schismes psychiques pathologiques, elles sont sûrement nombreuses dans le cadre de l’âme intestinale, et peut-être de tels phénomènes pourront-ils engendrer des échos pernicieux dans d’autres provinces de l’âme d’un individu, troubles à l’égard desquels les recherches étiologiques de notre psychiatrie positiviste resteront vaines.

 

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(1) Les chemins de fer souterrains sont un point d’attraction particulier pour la libido anale ou, comme on voit maintenant, plutôt pour la libido intestinale. Déjà les chemins de fer en général, ainsi qu’un réseau de canaux ou le système des rues d’une ville, attirent la libido intestinale du fait de la contrainte exercée sur les véhicules de se tenir rigoureusement sur une ligne tracée d’avance (a). On trouve ici une des causes psychologiques du succès énorme qu’ont chez beaucoup d’enfants les chemins-de-fer-jouets ; de même la passion pour les chemins de fer en général, pour les tramways, pour les plans de ville, etc., s’explique partiellement par la projection de la libido intestinale. Nous avons connu un garçon qui passait des jours entiers à dessiner par cœur des plans de différents quartiers de Paris, en partie fidèlement d’après la réalité, en partie de façon phantastique, ou des plans avec des lignes réelles ou inventées des autobus parisiens. Le même garçon se plaisait à carrioler toute la journée en tramway ou en autobus (combinaison de libido intestinale et de libido génitale). Au regard des lignes d’autobus, de tramways et de chemins de fer, on peut se demander, en raison des multiples ramifications des réseaux, ramifications qui n’existent pas dans le domaine intestinal, s’il n’entre pas en jeu un apport considérable de libido pulmonale ou artérielle-cardiaque. Nous voulons ici nous borner à poser la question et à noter le doute qui s’élève à propos de la réponse à donner, du fait que la distance entre la région de l’infra-conscient où s’insèrent les âmes pulmonale, cardiaque et artérielle d’une part et la conscience d’autre part est peut-être beaucoup plus grande que celle qui sépare de la conscience l’âme gastrique et l’âme intestinale, de sorte qu’il y a lieu d’examiner plus spécialement si, dans le cas des âmes pulmonale, cardiaque et artérielle, l’énergie de projection suffit pour atteindre l’objectalité du monde extérieur.
Le chemin de fer souterrain (comme tout chemin de fer qui conduit à travers un tunnel) se rapproche davantage que les autres moyens de locomotion, de la psychologie exclusivement intestinale. Le tube n’est pas, ici, rempli d’un liquide comme dans le cas des fleuves et canaux (b), s’apparentant aux voies sanguines (et lymphatiques). Les matières assujetties à la digestion sont mieux symbolisées, dans le cas humain du moins, par les rames d’un métro d’une certaine longueur que par des autobus courts (c) ou des trains de chemin de fer ordinaires ou des tramways où le rôle de la locomotive ou de la motrice comme tête du convoi (glans penis) est trop marquée; les rames du métro ont, quand à leur structure intérieure, un caractère d’uniformité qui correspond à merveille à la structure des matières à digérer et à leur forme finale, fécale (d). Enfin : les métros constituent, il est vrai, aussi des réseaux (à l’encontre des intestins), mais il est important au point de vue psychologique, que le plus souvent le même train fait tout le temps la navette entre deux stations; pour changer de direction, il faut le  plus souvent se rendre dans un autre tunnel en traversant un couloir de correspondance, autrement dit, il faut, par l’intermédiaire d’un deuxième intestin, rejoindre un troisième intestin et s’intégrer là à un nouveau convoi (quasi-fécal). Mentionnons enfin le Grand Huit qui, par la conduite du parcours et l’univocité de celui-ci, rejoint également l’intestinalité à un degré d’approximation remarquable qui, en partie, explique la grande force d’attraction de cette distraction populaire.
Nous parlions de la polyphonie intestinale, point de vue que nous reprenons maintenant, pour indiquer où cesse l’analogie entre le métro et les intestins. Les rames de wagons ne changent pas de constitution durant le parcours. Elles n’évoluent pas, en elles-mêmes (e), dans le temps, comme un thème de contrepoint ou les matières digérées. Pour rester dans l’analogie musicale : chaque rame de métro chante tout le temps le même son. L’ensemble des rames chante donc soit un accord soit une dissonance soit un uni-sono. Dans le canon, dans la fugue et dans les intestins, les choses se passent autrement. Chaque convoi qui part (dans le cas des intestins à partir du pylore) évolue en route, et l’ensemble des voix ou convois, perçu comme un ensemble, forme un tissu contreponctuel. Chaque voix — et chaque convoi — se développe indépendamment des autres. Les portions vides des intestins correspondent aux intervalles entre les voix de la composition musicale. La ligne, étendue à dimension unique, que constituent les intestins, est ainsi partagée en morceaux remplis et vides dont les proportions spatiales recèlent peut-être une haute beauté, restée jusqu’à nos jours inconnue des yeux de notre observation consciente.
Il est impossible d’exclure a priori que cette musique architecturale muette de l’âme intestinale et sa polyphonie se projettent plus haut et participent ainsi à l’élaboration de la musique d’art la plus raffinée.
On pourrait objecter ici que la répartition de la bouillie stomacale dans les intestins dépend de l’estomac qui, de temps à autre, en fait sortir par le pylore, l’estomac dépendant de son côté du rythme des repas. A cela nous répliquons :
1° La dépendance intestinale des envois de l’estomac n’est qu’un parmi plusieurs facteurs dans le jeu des forces qui se déroule à l’intérieur des intestins. A ce facteur se joignent le chimisme digestif, la succion des vases capillaires (sanguins et lymphatiques) et surtout les mouvement péristaltiques dont dépend (abstraction faite du jeu des vents) la marche progressive des matières le long du couloir intestinal. Ces facteurs peuvent donc  influencer la vitesse des divers convois et, par conséquent, aussi les distances entre eux, et les proportions des parties déterminées par les convois. Notamment les mouvements péristaltiques (f) nous paraissent être un facteur psychologiquement important, puisqu’ils dépendent directement du système nerveux végétatif dont les rapports étroits avec les oscillations coenesthésiques (plan de l’âme vitale) et les courants émotionnels (plan de l’âme affective) sont  connus, et qui (g) est, comme nous croyons, en même temps l’endroit central par lequel beaucoup d’âmes d’organes prennent contact avec le plan physiologique. Il s’ensuit que les rapports spatiaux entre les convois subissent des influences psychologiques ou bien originellement psycho-intestinales ou bien psycho-vitales ou psycho-affectives par le truchement de l’âme intestinale.
2° Le rythme des repas dépend en partie des demandes de l’âme gastrique qui, à son tour, subit peut-être et, dans ce cas,  transmet aussi des influences de l’âme intestinale à la recherche de travail. Peut-être la faim intestinale (h) a-t-elle aussi des accès directs à la cœnesthésie, notamment après un jeûne prolongé.
Notre point de départ pour cette note étaient les chemins de fer souterrains. Jusqu’à présent, nous avons démontré leur importance au point de vue de la psychologie intestinale. Ils ont cependant aussi une importance marquée au point de vue de la psychologie anale, au sens précis. Il s’agit, à ce propos, d’une part, de toutes les entrées et sorties de tunnels et de halls de gare en général, et, d’autre part, des endroits où le métro souterrain se transforme en chemin de fer à niveau ou à viaduc en particulier. Les enfants sont souvent fascinés par ces endroits et les regardent avec un intérêt et avec une endurance que l’adulte n’arrive pas à comprendre à partir de sa psychologie orientée uniquement par l’introspection dans la conscience de l’état de veille. L’enfant retrouve ici un anus en pleine fonction et la fumée sortant de la locomotive avec son odeur âcre constitue un élément d’analogie de plus, assez atténué d’ailleurs pour que la conscience qui a subi l’éducation à la propreté puisse en jouir sans tout de suite être contrainte au refoulement par l’intervention du sur-moi sévère.
Il ne faut d’ailleurs pas oublier que d’autres éléments affectifs importants se mélangent ici à la projection de l’analité proprement dite : le tunnel représente en même temps la porte de la naissance, le train qui sort est un enfant en train de naître, soit l’enfant même qui regarde, soit le petit frère, la petite sœur déjà venu(e) ou prochainement attendu(e).
Enfin le train qui entre peut symboliser soit la nostalgie de l’utérus (conf. en ce qui concerne l’existence de cette nostalgie, les rêves rapportés par le Dr. Allendy (i) que nous avons cités dans un travail (j) sur l’âge oral), soit actualiser des souvenirs relatifs à la « scène primitive ».
Tous les complexes affectifs auxquels nous venons de faire allusion dans ce qui précède entrent en action aussi dans le cas où l’enfant se trouve dans le métro souterrain qui, subitement, surgit des ténèbres pour monter à la clarté de la lumière et au-dessus du niveau de la rue avec son fourmillement de piétons et de véhicules visibles alors comme à vol d’oiseau. M. P. E. m’a communiqué qu’à l’âge de 4 ans environ, son père l’a pour la première fois dans sa vie emmené au métro de Berlin, en partance de la station « Jardin Zoologique », passant par la « Place de Wittenberg », en direction de la « Place de Nollendorff ». « Place de Wittenberg » est une station souterraine, celle de la « Place de Nollendorff » est située sur le viaduc. Le père ne lui en avait rien dit. M. P. E. se rappelle encore de l’émotion profonde que lui causa la sortie subite du tunnel et la lumière du jour qui, soudainement, l’entoura. Ce point de la ville devint depuis pour lui un point d’attraction particulier. Souvent il engagea la bonne, chargée de le promener, à l’accompagner à la grille où l’on pouvait — et peut, peut-être, toujours — regarder les trains qui sortent et montent du tunnel, qui descendent et entrent dans le tunnel. Et jusqu’à l’âge adulte, il aima beaucoup prendre le train entre les deux gares mentionnées tout à l’heure, dans une direction ou dans l’autre, pour revivre, dans un degré atténué naturellement, la sensation merveilleuse qu’il y avait connue pour la première fois dans son enfance. Notons en l’occurrence que M. P. E. a subi un grand choc émotif lors de sa naissance (conf. le rêve de naissance que nous avons transcrit dans le travail, cité plus haut, sur l’âge oral) et qu’il a été atteint d’un complexe anal bien caractérisé.
Dans ce qui précède, nous avons déjà donné un exemple de faits psychologiques relevant d’un caractère intestinal et non anal. Il en existe d’autres. C’est ainsi que l’endurance et l’énergie du travail que Jones fait faire partie du caractère anal, font en vérité partie du caractère intestinal. Voilà des faits qui démontrent la légitimité de notre point de vue méthodique qui consiste à étendre à tous les organes une investigation qui, jusqu’à présent, n’a visé que les zones érogènes, connues en tant que telles de la conscience de veille.

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(a) Ici on aperçoit une modalité de la tendance à la rétention : prescrire rigoureusement la direction du mouvement; cette tendance se retrouve dans les règlementations pédantesques de l’activité de leurs subordonnés par certains chefs.
(b) Sauf dans l’hypothèse d’une inondation telle qu’elle se produit lors d’une dysenterie.
(c) C’est plutôt le cas des fèces chevrotines.
(d) Si dans un « convoi » fécal, on peut distinguer une « tête » du « corps », celle-là, de constitution plus dure que le reste, n’assume pas le rôle d’une locomotive, mais d’une inhibitrice, ne saurait donc pas être symboliquement représentée par une locomotive d’un chemin de fer.
(e) Sauf en ce qui concerne leur vacuité ou leur plénitude, en fonction de l’afflux variable des passagers.
(f) Mais pas exclusivement ceux-ci.
(g) A savoir le système nerveux végétatif.
(h) Le besoin des intestins d’être remplis et de trouver une matière susceptible de résorber les sécrétions de leurs muqueuses, non pas le besoin d’être eux-mêmes nourris.
(i) Cf. « Rêves expliqués », éd. Gallimard, Paris 1938, pp. 207-224.
(j) Ce travail est le fruit d’une collaboration avec Paul Jury qui l’avait déjà mené assez loin avant de nous y associer.

 

Martín Ramírez, via Ricco/Maresca Gallery

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