Voilà un ricochet à quatre bonds. Cela fait partie du jeu

Written by Gregory Haleux

[en hommage à Denis Roche, mort hier, je republie ici cet article
initialement paru le 15 mars 2009 dans le blog de Cynthia 3000]

La leçon d’anatomie de Mondino di Luzzi
in Fasciculus Medicinae (1493) de Johannes de Ketham

« Le livre que lit Olivier Gratiolet est une histoire de l’anatomie, un ouvrage de grand format posé bien à plat sur la table, ouvert sur la reproduction en pleine page d’une planche de Zorzi da Castelfranco, disciple de Mondino di Luzzi, accompagnée en regard de la description que, un siècle et demi plus tard, en donna François Béroalde de Verville dans son Tableau des riches inventions couvertes du voile des feintes amoureuses qui sont représentées dans l’Hypnerotomachia Poliphili :

 

« Le cadavre n’est pas réduit au squelette mais les chairs restantes sont imprégnées de terre, formant un magma sec et comme cartonné. Ça et là cependant les os sont en partie demeurés : au sternum aux clavicules aux rotules aux tibias. la teinte générale est d’un jaune brun dans la partie antérieure, la face postérieure noirâtre et d’un vert foncé, plus humide, est remplie de vers. la tête est penchée sur l’épaule gauche, le crâne est couvert de cheveux blancs imprégnés de terre et mêlés de débris de serpillière. l’arcade sourcilière est dépouillée ; la mâchoire inférieure présente deux dents, jaunes et demi-transparentes. le cerveau et la cervelle occupent à peu près les deux-tiers de la cavité du crâne, mais il n’est plus possible de reconnaître les divers organes qui composent l’encéphale. La dure-mère existe sous forme d’une membrane de couleur bleuâtre ; on dirait presque qu’elle est est à l’état normal. Il n’y a plus de moelle épinière. les vertèbres cervicales sont visibles quoique recouvertes en partie d’une couche légère de couleur ocre. au niveau de la sixième vertèbre on trouve les parties molles internes du larynx saponifiées. Les deux côtés de la poitrine paraissent vides, si ce n’est qu’ils renferment un peu de terre et quelques petites mouches. ils sont noirâtres, enfumés et charbonnés. l’abdomen est affaissé recouvert de terre et de chrysalides ; les organes abdominaux diminués de volume ne sont pas identifiables ; les parties génitales sont détruites au point qu’on ne peut reconnaître le sexe. les membres supérieurs sont placés sur les côtés du corps de manière à ce que les bras et les avant-bras et les mains soient ensemble. A gauche la main paraît entière, d’un gris mêlé de brun. A droite elle est de couleur plus foncée et déjà plusieurs de ses os se sont séparés. les membres inférieurs sont entiers en apparence. Les os courts ne sont pas plus spongieux qu’à l’état normal mais ils sont plus secs à l’intérieur. »

 

Ce passage est extrait du chapitre LVIII de La Vie mode d’emploi (Hachette, collection P.O.L., 1978, p. 342-344). On sait que Georges Perec avait construit pour ce roman un impressionnant système de contraintes et que parmi celles-ci il y avait la distribution dans les chapitres, par l’application de bi-carrés latins, d’éléments appartenant à 42 listes. Ainsi par exemple, pour ce chapitre LVIII, Perec devait insérer l’activité de lire ou d’écrire et, pour le mobilier, une table de camping. Ce qui explique qu’Olivier Gratiolet, en ce début de chapitre, est en train de lire, assis devant une table pliante. L’élément « tableaux » imposait La Tempête de Giorgione : l’allusion se trouve dans l’extrait ci-dessus, de manière très discrète voire invisible si l’on ne sait pas que Zorzi da Castelfranco est un autre nom de Giorgione.
On chercherait en vain une oeuvre de ce dernier ressemblant à celle qui est décrite ici. C’est que Perec invente en fait un anatomiste qu’il baptise frauduleusement Zorzi da Castelfranco. La version de Béroalde de Verville du Songe de Poliphile ayant été publiée en 1600 et la planche dont il est question ayant été réalisée 150 ans avant, nous pouvons logiquement la dater d’environ 1450. L’artiste/anatomiste aurait donc pu effectivement être un disciple de Mondino di Luzzi mais en aucun cas Giorgione lui-même qui ne naît qu’en 1477.
Enfin résolvons le mystère principal, celui de la citation. Perec, joueur et mystificateur comme il sait sublimement l’être, attribue à Béroalde de Verville ce qui provient de… étonnamment de Jacques Roubaud. Le Cahier des charges de la Vie mode d’emploi prévoit en effet, pour le chapitre LVIII une citation de Jacques Roubaud. Mais pourquoi celle-là qui lui ressemble si peu ? On aura peut-être un élément de réponse si l’on songe que Perec, dans sa liste des dix tableaux à évoquer dans son roman, au lieu de celui de Giorgione avait initialement placé la Leçon d’Anatomie de Rembrandt…

Leçon d’anatomie de Mondino di Luzzi
dans son Anathomia (1495)

Le texte que cite Perec n’a pas tout à fait la même forme chez Roubaud. Tiré d’Autobiographie, chapitre dix (Gallimard, 1977), c’est un poème, ou plutôt un ensemble de poèmes, les sections 229 à 236 du livre (pp. 135-141).

 

230
_____

le cadavre n’est pas réduit au squelette mais les chairs restantes sont imprégnées de terre, formant un magma sec et comme cartonné. çà et là cependant les os sont en partie demeurés : au sternum aux clavicules aux rotules aux tibias. la teinte générale est d’un jaune brun dans la partie antérieure, la face postérieure noirâtre et d’un vert foncé, plus humide, est remplie de vers

le cadavre n’est pas réduit
au squelette mais
les chairs sont imprégnées
de terre un magma
sec et cartonné
çà et là cependant les os sont demeurés :
la teinte générale est d’un jaune brun
antérieure
postérieure noirâtre, plus humide
remplie de vers

le cadavre n’est pas réduit au squelette mais les chairs restantes sont imprégnées de terre, formant un magma sec et comme cartonné. çà et là cependant les os sont en partie demeurés : au sternum aux clavicules aux rotules aux tibias. la teinte générale est d’un jaune brun dans la partie antérieure, la face postérieure noirâtre et d’un vert foncé, plus humide, est remplie de vers

[…]

235
_____

les membres supérieurs sont placés sur les côtés du corps de manière à ce que les bras et les avant-bras et les mains soient ensemble. A gauche la main paraît entière, d’un gris mêlé de brun. à droite elle est de couleur plus foncée et déjà plusieurs de ses os se sont séparés

à gauche
la main
paraît entière
gris
mêlé de brun
à droite
de couleur plus foncée
plusieurs
de ses os
séparés
déjà

les membres supérieurs sont placés sur les côtés du corps de manière à ce que les bras et les avant-bras et les mains soient ensemble. A gauche la main paraît entière, d’un gris mêlé de brun. à droite elle est de couleur plus foncée et déjà plusieurs de ses os se sont séparés

 

 

Sous-titré « poèmes avec des moments de repos en prose », ce livre est entièrement fondé sur le principe de la citation et de l’emprunt : Jacques Roubaud a choisi 84 livres, de 35 auteurs différents, parus dans les dix-huit années qui précèdent sa naissance, c’est-à-dire entre 1914 et 1932 ; de cette matière il puise des fragments pour composer ce qu’il a appelé un « centon étendu aux dimensions d’un livre ».
L’extrait repris par Perec était donc lui-même un emprunt. Non pas d’un surréaliste ou d’un dadaïste, comme c’est généralement le cas dans le recueil de Roubaud, mais – clinamen dans le système – du seul moderne convoqué : Denis Roche.
Il s’agit de la dernière partie du roman Louve basse (Seuil, coll. Fiction & Cie, 1976), dans laquelle Denis Roche joue au mort : « Denis Roche, âgé de 52 ans, mort le 26 mars 1990, à 10 h du matin, à la suite d’une apoplexie foudroyante, enterré le 27, fut exhumé et ouvert le 21 janvier 1991, à 11 h du matin, neuf mois et vingt-cinq jours après l’inhumation. […] »
Il est intéressant de remarquer que Roubaud a divisé ce qu’il reprenait à Roche en 8 fragments, que Perec a ensuite réunis pour en faire un bloc. Dans l’image ci-dessous, sont soulignées en rouge les sélections de Roubaud sur le texte de Roche, et en bleu les quelques mots qu’il a modifiés.

Denis Roche indique en note que son épilogue funèbre à Louve basse était primitivement intitulé « Ready-Made ». C’est en effet sous ce titre que parut d’abord ce texte, comme préface au livre de Daniel Busto, Les Progrès de la mécanique (P.-J. Oswald, 1975). Ready-made, l’indication surligne bien ce que nous devinons à la lecture de la description : qu’il s’agit encore d’un emprunt, certainement d’un rapport d’autopsie.
Dans deux entretiens – avec Pierre Lartigue, L’Humanité (2 octobre 1978) et avec Alain Hervé, Le Sauvage (n°60, décembre 1978) – Georges Perec, expliquant son art de la citation, évoque cette série d’emprunts successifs : « La description d’un cadavre se trouve dans Autobiographie, chapitre dix, mais Roubaud l’avait lui-même empruntée à Denis Roche qui lui-même l’avait empruntée à un rapport d’autopsie. Voilà un ricochet à quatre bonds. Cela fait partie du jeu… », « un quatrième ricochet d’œuvres d’autres écrivains. » (Perec. Entretiens et conférences I, Joseph K., 2003, p. 224 et 271).
Nous avons pu trouver la source de Denis Roche. C’est l’un des rapports d’autopsie que Mathieu-Joseph-Bonaventure Orfila, médecin légiste, reproduit en 1831 dans son livre Traité des exhumations juridiques et considérations sur les changements physiques que les cadavres éprouvent en se pourrissant dans la terre, dans l’eau, dans les fosses d’aisance et dans le fumier. Quelques-unes de ces nécropsies sont accompagnées de lithographies représentant les corps exhumés, dont celui qui nous occupe :

 

Ces représentations visuelles étant aussi fascinantes que les textes d’autopsie, achevons ce parcours par ces trois autres cadavres :

 

  _________________________________

 

Denis Roche : Autoportrait. 11 juin 1985. Cologne, Allemagne.

« Je suis à Cologne. C’est la fin de l’après-midi et je suis presque en face de mon hôtel, à la recherche d’un bombage exécuté il y a quelques années par un artiste de Cologne, sur l’un des flancs de l’église Sainte-Cécile. Je me dirige vers la droite, je passe entre deux bâtiments sans étages, séparés par une sorte de jardin, des bosquets verts et de grands arbres qui font une ombre épaisse. Dans le bâtiment que je longe je vois des gens qui travaillent dans des bureaux très éclairés. Après un ressaut de terrain, je débouche dans une clairière qui borde le flanc ouest de l’église et je vois immédiatement le tracé noir qui occupe toute la largeur d’un porche roman visiblement refait après la dernière guerre et entièrement muré. C’est la Mort qui est figurée, d’un seul trait si assuré qu’on croit pouvoir encore suivre les mouvements du poignet qui le dessinait. Le squelette ricanant a les pieds sur le sol et les deux bras étendus de part et d’autre jusqu’aux montants de pierre de l’archivolte. On dirait vraiment qu’il s’est encadré là-dedans pour empêcher les gens de passer, de franchir le seuil de l’église, et on dirait en même temps que ce geste qui paraît dire : « On ne passe pas ! », est un geste d’accueil, tant le squelette a l’air de guetter les passants. Je reste un peu à distance, sous le couvert d’un gros marronnier, juste en face, à une bonne dizaine de mètres. Il fait très gris, froid, une bruine extrêmement légère flotte dans les airs et j’ai froid dans ma veste d’été. Je prends quelques clichés de là où je suis, puis je décide de faire des autoportraits au déclencheur à retardement. […]
J’ai un peu peur, c’est la première fois que je me dis que si la photo est réussie, ce sera comme un mauvais signe et que, probablement, il ne le faut pas. Ma première idée était d’aller m’asseoir entre les jambes de la Mort, mais je ne m’y résous pas, je reste à distance raisonnable, comme on dit, dans le halo lugubre qui occupe tout l’espace entre la pénombre presque noire sous le marronnier où est l’appareil et le mur gris encore très brillant où la Mort gesticule sans bouger. Quand j’estime avoir fait assez de clichés, en tout cas avec les cadrages que je voulais, je reste un moment planté là à regarder le bombage une dernière fois. Je me dis : « demain j’aurai quitté cette ville et je n’y reviendrai sans doute jamais. » Je me dis aussi que devant cette Mort, la seule chose que je puisse vraiment penser c’est que je suis vivant, mais que ça ne veut pas dire grand-chose, et que certainement ça ne veut rien dire d’autre. […] »

Denis Roche, « 11 juin 1985 (mardi) »
in Ellipse et laps, Maeght,
coll. Photo-Cinéma, 1991, pp. 37-40

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *