Jacques Le Lorrain, auteur d’un quatrain du Congo ?

Written by Gregory Haleux

Dans un ancien article consacré à la poésie publicitaire du Savon du Congo, je m’interrogeais : ces quatrains, qui paraissaient dans la presse quotidienne de la fin du XIXe siècle, étaient-ils vraiment, comme le prétendait l’ingénieux industriel Victor Vaissier, composés par le public anonyme – réalisant ainsi, selon Marc Angenot, le voeu d’Isidore Ducasse d’une poésie « faite par tous » ? Je me demandais également si, parmi cette supposée foule d’auteurs, ne se trouvaient pas quelques poètes confirmés, plus ou moins connus.

Sur cette question, un quatrain, paru trois fois entre le 10 et le 18 juillet 1898 (dans Le Petit Parisien, Le Monde illustré et Le Gaulois) attira particulièrement mon attention :

 

MÉNÉLIK, NÉGUS D’ABYSSINIE

Sur son onagre zain le soleil d’or l’asperge ;
L’escarboucle rutile au creux du pectoral,
Et son poing parfumé de ton Congo royal,
Porte comme une croix l’éclair de sa flamberge.

J. Le Lorrain au savonnier Victor Vaissier.

 

Notons d’abord que dans l’œuvre poétique du Congo des années 1897-1898, la référence à Ménélik II, « Roi des rois d’Ethiopie », est assez fréquente. La raison principale en est que, depuis qu’il a battu les Italiens en 1896, l’empereur éthiopien fascine l’Occident. Il ne se passe pas une semaine sans que les journaux ne rapportent l’un de ses gestes. En cet été 1898, l’attention est même quotidienne : le gouvernement de Félix Faure reçoit en grande pompe des ambassadeurs envoyés, pour deux mois, par Ménélik. Une autre raison à cet intérêt du Congo pour le fier Abyssin tient à ce que ce dernier représente en matières d’exotisme, de luxe, de noblesse et d’excentricité, toutes caractéristiques que Victor Vaissier exploite pour vendre son savon (et pour s’en rendre compte au mieux, outre le savon lui-même, voir le palais que s’était fait construire Vaissier).
N’oublions pas, au passage, que Ménélik est indirectement lié à la poésie : Rimbaud, dans son négoce d’armes, le rencontra et en fit le portrait.

Qu’est-ce qui nous retient dans ce poème ? Le style original, par lequel il dénote singulièrement dans l’oeuvre complète du Savon du Congo. On se dit qu’il aurait pu être écrit par l’un de ces décadents épris de vocabulaire rare, archaïque et sonore : onagre, zain, escarboucle, pectoral, flamberge…, autant de mots qui rappellent le Petit Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes (Léon Vanier, 1888), de Jacques Plowert.

Et, justement, la signature indique J. Le Lorrain, à n’en pas douter Jacques Le Lorrain, auteur aujourd’hui bien oublié, qui fut en son temps assimilé au mouvement décadent, très certainement pour sa bizarrerie langagière, dont voici quelques exemples :

 

Oh ! l’admirable chair nacrée, lumineuse, stentorante de vraie vie actuelle et transmissible, qui émergeait du satin de la robe ! Les seins ondaient placidement berçant la fleur qui défaillait, enviée des lèvres viriles, entre leur chaude étreinte ; les traits d’une ciselure adamantine semblaient défier l’inexorable dégradation du temps ; sous la brève tente treillissée des cils l’oeil inquiétant, complexe – avec des stries d’almadine, des jaspures de chrysocale, avec le scintillement frigide d’une émeraude.

« Yeux verts », 1889.

 

Un dur et déchiqueté nuage à l’occident s’éploie

Et rougeoie,

Hilarant mes yeux d’une violente et barbare joie :
Il se raidit, se plaque contre le firmament, crénelle
L’horizon – âpre et farouche comme un haut castel gothique.
… Oh ! l’orient avec son éparse pâleur chlorotique,
Veules clartés douces comme une prunelle mystique,
Comme une virginale, attendrie et rêveuse prunelle !
Et là-haut, là-haut, ces étoiles fluettes et seulettes
Qui me regardent comme des yeux clignotteurs de fillettes !
Et près de moi dans la touffeur des branches ces voix confuses !

Et dans la proche ambiance toutes ces rumeurs diffuses !

« Angoisses », 1890.

 

Après le kansin de la puberté, qui avait un instant brûlé ses moelles, galvanisé sa nervosité veule, saccagé le méthodique agencement de ses facultés, peu à peu il s’assagissait […] des flammes battaient ses joues, irisaient la diamantrale dureté de ses prunelles : tout un fond de vitalité jouisseuse, de voluptuosisme ignoré crevait soudain la carapace de hautaine indifférence dont elle cuirassait d’habitude son véritable tempérament. […] Toute la galimafrée nauséeuse et mal digérée de ses déceptions lui remontant à la gorge, Landry l’expumait violemment sous les effets purgatifs de la colère.

Le Rousset, 1890.

 

Mais comme un ouragan balaye une vapeur.
Un souffle inéluctable enlève les statues,
Le xyste, les gradins, les stèles abattues,
La palestre en stupeur.
[…] Elle regarda les fonds multicolores,

Puis avec un sourire neuf, spécial,
Mes yeux attendeurs, durant que pyrophores,
Lucioles, encujos parmi les flores,
Gyraient paraphant l’air frais et nuptial.

« Le Rêve », 1891.

 

Jacques Le Lorrain est né en 1856 à Bergerac. Avant de se lancer dans l’aventure des lettres, il est professeur dans un collège. Il est aussi un grand voyageur, sillonnant  toutes les régions de France, jusqu’en Allemagne et en Espagne, faisant des milliers de kilomètres, à pied ou à bicyclette. Il commence à publier dès 1880 dans Le Tintamarre et L’Hydropathe, puis dans la Revue Indépendante, La Plume, … Les rares chercheurs à lui avoir consacré une notice biographique évoquent aussi Le Décadent, mais il semble qu’ils ont confondu notre poète avec Jean Lorrain… ; il publiera, ceci dit, chez Léon Vanier. Son premier livre, Kaïn (1885), un drame en deux actes et en vers, est semble-t-il remarqué par Banville qui se serait exclamé : « Enfin, il nous est né un vrai poète ! ». Son volume de vers suivant, Evohé (1887), dans lequel il chante le vin, la bière, l’alcool, l’absinthe et l’opium, est préfacé par Jean Richepin qui, lui aussi, s’émeut : « En voilà un qui est du bâtiment ! ». L’année suivante, sort son premier roman, Nu, qui est remarqué, notamment par Francisque Sarcey qui en fait l’éloge ; tout en lui reconnaissant un vrai talent, Bernard-Henri Gausseron, dans la revue Le Livre d’Octave Uzanne, lui reproche son style « pénible, fatigant, impatientant à l’ordinaire, souvent faux, et de temps en temps ridicule », concédant : « Il ne va pas toutefois jusqu’aux extrémités de la décadence, et je fais, entre M. Jacques Le Lorrain et M. Poictevin, par exemple, au simple point de vue du style, une différence toute à l’avantage du premier ». Le Rousset (1890) est un roman de la vie paysanne et ouvrière. En 1892, sa comédie Tel peut être jouée grâce au soutien d’Alexandre Dumas fils. Jacques Le Lorrain est un personnage assez déconcertant pour faire paraître, en 1894 et 1895, deux longs articles dans la Revue philosophique : « La durée du temps dans le rêve » et « Le rêve ». Un nouveau recueil de vers, Fleurs pâles (1896), paraît chez le bibliopole Léon Vanier, éditeur des décadents. « Il travaillait et attendait. Cela dura quinze ans, pendant lesquels il étudia avec passion, en Bénédictin bohème, l’ethnographie, la sociologie, les sciences naturelles, la biologie, la psychologie, s.v.p. ! la bicyclette et l’épée. Il a fait deux mille kilomètres à pied, pour se reposer de penser, et quatre mille à bicyclette, dans la même intention… » (Jean Aicard).

La véritable consécration vint de manière paradoxale. C’est en effet au début de l’année 1896 que Jacques Le Lorrain fit une annonce qui fut largement commentée par la presse : il arrêtait la littérature pour devenir savetier, en ouvrant une échoppe dans le quartier latin. C’est ainsi qu’il fit distribuer ce prospectus rimé :

 

A mes glorieux prédécesseurs, Adam de Nevers,
Roboul, Jamin, Sachs,
Aux Étudiants.

 

Milice dont je fus, frères étudiants,
Je vous fais assavoir mirlitonnesquement
Que demain ou après-demain, mais pas plus tard,
J’installe au 25 de la rue du Sommerard
Une boutique de pauvre gniaf pas très fier,
Mais au talent duquel on pourra se fier.
On y fera le vieux, le neuf à volonté,
Et naturellement le tout très bon marché.
J’eus pas, comme écrivain, des masses de clients,
N’écrivant pas dans un style aimable ou touchant ;
Mais comme savetier il m’en faudrait des tas.
Par ces temps de biftecks, de sandwichs au foie gras,
Il est dur de manger du pain sans rien dessus !
Vous viendrez donc chez moi, gentils hurluberlus,
Braves étudiants, bons petits camaros.
Et vous aussi, rimeurs, ou confrères cossus,
Qu’avez la veine d’écrire dans les journaux.
Auteur, je fis jadis des pièces illisibles ;
Gniaf, je mets aujourd’hui des pièces invisibles.

 

Où l’on voit donc qu’il savait y faire en poésie publicitaire, ce qui nous conforte dans l’idée que le quatrain congolais pourrait bien être de lui !

A un journaliste du Temps venu le rencontrer, il explique sa décision :

 

la raison en est bien simple : c’est tout uniment la « faulte d’argent » redoutée de Panurge, et que je n’ai pu éviter. Depuis quinze ans que je vis à Paris, ma littérature ne m’a rapporté que des sommes insignifiantes. J’avais fondé quelque espoir sur ma pièce du Vaudeville, mais j’y avais imprudemment représenté un type d’homme de lettres, struggler for life sans scrupules ; sans doute par solidarité professionnelle, les spectateurs de la première crurent devoir me siffler. Deux autres pièces, après ce four noir, me furent rendue par les directeurs à qui je les avais offertes. Cependant, j’avais épuisé mon capital. Les théâtres m’étant fermés par ce début malheureux, mes romans se vendant peu et mes vers pas du tout, que faire ? Il fallait vivre. A trente-cinq ans, avec des antécédents aussi déplorables, on trouve malaisément un emploi ; et j’ai, du reste, horreur de toute dépendance. Il ne me restait donc qu’à prendre un métier manuel et j’ai choisi celui-ci parce qu’il ne m’est pas absolument étranger. Mon père était fabricant de chaussures à Bergerac ; dans mon enfance, je m’amusais à regarder ses ouvriers et à essayer de les imiter. J’ai engagé ici un bon travailleur avec lequel je complète mon apprentissage, interrompu par vingt ans de collège et de littérature. Il m’est déjà venu quelques clients. J’espère gagner ma vie, voilà tout ; je raccommode des chaussures, comme Spinoza polissait des lunettes, par nécessité, et je vous jure qu’il n’y a dans mon cas ni réclame, ni tolstoïsme.
[…] A vrai dire, pour l’instant, je suis tout à mon nouveau métier et je n’ai guère le temps de penser à la littérature. Mais l’ambition me vient : je rêve d’arriver à étendre mon commerce, à employer plusieurs ouvriers et à avoir beaucoup de loisirs tout en empochant des sommes assez rondes. Je pourrais alors composer à ma fantaisie des poèmes invendables et des pièces qui ne feront pas le sou. La cordonnerie est un métier qui en vaut un autre, et qui devient facilement lucratif. Le poète anglais William Morris n’a-t-il pas une boutique d’étoffes pour ameublements dans Oxford street ?

 

Les articles se succèdent, se répètent, pour raconter le destin du poète, et c’est l’occasion de parler d’autres « ouvriers poètes »…

Ainsi apprend-on que l’enseigne de la boutique représente une botte dont sortait une tête de gendarme, avec cette devise :

 

Ici, messieurs,
On fait au mieux
Le neuf et le vieux

 

On apprend également que celui qui se fait appeler dorénavant Jacques le Savetier a l’habitude de coller à la devanture de sa boutique des vers sur le thème de la chaussure. Ainsi, faisant pendant à des strophes sur « Le Soulier du pauvre », ce poème intitulé « La Botte du riche » :

 

De coupe irréprochable et de forme élégante,
Elle est pimpante, rutilante, extravagante,
Elle a des airs jolis, taquins, alambiqués,
Une allure frondeuse et des relents musqués.
Impertinente et vive elle a battu l’asphalte,
Couru de Vienne à Rome et de Burgos à Malte,
Gravi des escaliers de marbre ou de granit
Et porté bien des fois son maître en quelque nid
Natté de soie et d’or et fleuri d’asphodèles.
Elle sait maintes libertines ritournelles…

 

Là encore, on voit le rapport avec la poésie du Congo : il savait chanter la Chaussure de Jacques le Savetier comme d’autres, et sans doute lui aussi, savaient exalter le Savon du Parfumeur Vaissier.

Un autre journaliste, Georges Montorgueil, recueillit de Jacques Le Lorrain cette pénétrante mise au point :

 

Je pris que l’on considère les lignes qui suivent comme le complément et en quelque manière la conclusion des articles ou bouts d’articles qu’on a bien voulu me consacrer ces jours-ci. Et quoi que j’ai beaucoup de choses à dire, ma discussion ne portera que sur deux chefs.
Le premier a pour but de dissiper une confusion qui fut à peu près générale. On a écrit, au hasard, d’une plume galopante et sans remarquer la différence de sens, que présentaient les vocables ici accolés : « le savetier poète », le « poète savetier ». Il y a surtout une distinction à établir, distinction qui n’est nullement byzantine entre un savetier poète et un poète savetier : le premier a été gniaf avant d’être poète, le second a été poète avant d’être savetier.
A ce propos, d’érudits confrères, soigneux de m’éclairer sur la part d’originalité qui me revient, ont déroulé une liste où s’alignaient des noms d’ouvriers poètes. Et ici, qu’on me passe cette digression, je rappellerai ce souvenir qui n’est point éloigné. Lors de la représentation de Tel au Vaudeville, certain critique, après avoir déclaré ma pièce stupide – c’était son droit – se livre lui aussi à d’historiques recherches et me « révèle » deux douzaines d’auteurs dont je m’étais indubitablement inspiré, aussi bien que j’eusse accouché d’une ineptie, on ne m’en laissait même pas la très peu flatteuse paternité.
Oui, certes, ils sont nombreux ceux du peuple qui ont « taquiné la muse » : plus nombreux même qu’on ne le suggère. Mais qui a le souci de la vérité devra reconnaître que les écrivains authentiques ayant lâché la littérature pour un métier, un métier fort humble et peu élégant, s’il vous plaît, sont plus rares. Dans ces termes l’interprétation de l’acte n’est pas le même. Le fait – étant graisseur, pâtissier, ou même assassin comme Lacenaire – de cultiver les muses est dans l’ordre du désir et de l’amour propre humain : on se hausse, en effet, on se donne du chic et de l’allure, en s’annexant un titre qui présuppose quelque distinction de pensée. Mais après avoir été un ardent amateur de l’effort cérébral, se vouer au labeur physique, et bien c’est peut-être plus dur qu’on ne le croit. Moi, j’ai pris la chose gaiement, parce qu’il vaut mieux rire des choses que d’en pleurer – mais il ne faut pas croire que la chose en elle-même était gaie.
Voici le second point :
Je pense que si l’on daignait réfléchir on découvrirait un autre enseignement profitable dans l’acte qui m’a fait descendre du grenier du poète à l’échoppe du savetier. Il y a fatalement dans le métier d’écrivain beaucoup de malchanceux ou de mal outillés, sur qui ne choit nul rayon de gloire et dans la poche desquels ne tombe jamais le moindre ducaton. Sont-ils – pour ouvrir une parenthèse – des non arrivés, des ratés ou des inaptes, comme les « heureux » le propagent ? Non point tous, j’imagine.
D’aucuns parmi eux peuvent, doivent avoir un talent trop particulier, trop hautain, trop subtil, trop délicat même, pour conquérir un nombre considérable d’admirateurs. La réussite en littérature n’est point que je sache la mesure du mérite. Entre tel gros bonnet des lettres qui gagne 200 000 francs par an et tel autre qui ne gagne pas cent sous, il n’y a pas la différence du bénéfice réalisé. Bref, que ce soit juste ou non, il y a des inélus, en grand nombre. Pourquoi s’obstinent-ils à demander à leur profession, ce qu’elle ne veut plus leur donner, ce qu’elle ne leur donnera jamais ? Pourquoi s’exposer à mille détresses physiques et morales, toujours mauvaises conseillères, déprimantes et dégradantes à la longue, poussant celui-ci à l’ivresse, acculant celui-là aux expédients louches ?
On n’est pas tenu d’ailleurs de brûler jusqu’aux cendres ce qu’on a jadis adoré. Il n’est pas de métier qui ne laisse de loisirs à qui l’exerce. En ces heures-là, l’on peut donner un corps à ses chimères et de la vie à ses rêves. Et croit-on que l’art ainsi créé doive être si détestable ? Et n’ayant plus besoin de pièces pour vivre, l’écrivain peut mener son oeuvre à telles fins qu’il lui plaît et par tous les chemins qui lui sourient. Du coup notre littérature en deviendrait plus composite, plus pittoresque, mais surtout plus noble et plus fière ; car, et c’est là une thèse qu’il me plairait soutenir, il ne faut pas que la littérature se vende, il ne convient pas que l’écrivain soit « un ayant besoin de gagner de l’argent ». Qui est dans l’obligation de ramasser des rentes en fait trop souvent son but. On ne voit pas ce que devient l’art soumis à des nécessités de cet ordre. Il s’y dénature et s’y avilit
.

 

Le 17 juillet 1898, c’est-à-dire quasi simultanément à la parution de « Ménélik, négus d’Abyssinie », plusieurs journaux annonçaient que Jacques Le Lorrain renonçait à la cordonnerie… : « Il a cédé son échoppe de la rue du Sommerard à son associé et a repris son luth. Il écrit actuellement quelques poèmes dans son nouvel appartement de la rue Bertholet… »

 

Ni la jeunesse lettrée du quartier Latin, ni les camarades aisés, ni les aînés, glorieux et riches, n’ont songé au pauvre savetier. Pourtant un journal de la cordonnerie me demanda des piécettes de vers qu’on me paierait, disait-on, vingt-cinq francs chacune. J’acceptai l’offre, mais hélas ! après un essai, la direction du journal trouva que, décidément, vingt-cinq francs c’était beaucoup d’argent pour quelques vers. Songez donc ! à ce prix-là on peut avoir une paire de bottines vernies et cousues à la main !…

 

Tout semble, encore une fois, cordonnier, euh… concorder ! Si Jacques Le Lorrain a pu écrire des vers spécialement, et contre rétribution, pour un journal de la cordonnerie, il a donc pu écrire aussi pour le Savon du Congo !

 

 

Jacques Le Lorrain va donc à nouveau publier : L’Au-delà (1899), étrange roman sur le monde spirite, qui intriguera mais pour lesquels des critiques relèveront « des expressions d’une inutile bizarrerie » ; Trop belle (1901), roman qui paraît en feuilleton dans la Nouvelle Revue ; Ça et là (1901), un recueil de vers rappelant Baudelaire aussi bien que Richepin ou Rollinat, « des romances, des chansons, des cauchemars, d’une ardeur parfois un peu brutale et montmartroise », selon Léo Claretie ; Les Voluptueux (1902), son dernier roman.

Sa dernière oeuvre sera la plus remarquée : Don Quichotte, comédie héroïque en quatre actes et six tableaux, représentée au Théâtre Victor-Hugo – futur Trianon – en avril 1904. L’auteur fit le voyage de Libourne, où il résidait désormais, malade, afin d’assister à sa pièce pour laquelle le public et la critique s’enthousiasmaient. Quelques jours plus tard, sous le coup de la fatigue et de l’émotion, il mourait. Massenet s’inspira de la pièce pour son opéra, dans lequel se trouvent des vers de Le Lorrain, mais on oublie toujours de le préciser…

Jacques Le Lorrain s’était identifié avec Don Quichotte. « Il était le « chevalier de la Triste Figure » lui-même, Don Quichotte, long comme un jour sans pain, émacié, la barbiche en fil de fer, la moustache en croc, tour à tour riant ou maussade, raide, hautain, avec des retours de tendresse et de grâce, avec je ne sais quoi d’attirant et d’étrange », écrit Louis Schneider qui précise que Le Lorrain travaillait déjà à son Don Quichotte dans sa boutique de savetier. « Jacques Le Lorrain a été le type du pauvre hère qui a vécu dans la fiction, dans l’idéal, en se heurtant à la réalité, Don Quichotte lui-même, se battant contre des moulins à vent et par eux meurtri. »

Mais au fait, la représentatiobn de Ménélik dans le quatrain du Congo, n’est-elle pas quelque peu donquichottesque ?

Les choses, cependant, se compliquent – ou se résolvent, comme on veut ! – par la découverte d’un sonnet paru dans le Gaulois du 3 juillet 1898, c’est-à-dire une semaine avant le quatrain dédié au Congo :

 

MÉNÉLIK

Roi chez qui Tout Paris pour l’heure se goberge,
Il règne en un pays très méridional ;
Il fait lui-même son marché, c’est peu banal,
Il habite dans une maison sans concierge !

Sur son onagre zain le soleil d’or l’asperge,
L’escarboucle rutile au creux du pectoral ;
Et son poing bossué d’un rubis sidéral
Porte comme une croix l’éclair de sa flamberge !

O prince sympathique et qui plais au public
La Fille de Roland eût été de toi digne ;
Oui, j’écrirai plus tard la Fille de Ménélik !

Une toison d’un noir insigne
Domine son front ardoisé…
N’y touchez pas… il est frisé !…

 

Ce sonnet apparaît dans la rubrique du Gaulois « La Petite Semaine », tenue par « Brandy and Soda ». Sous cette double et mystérieuse signature, paraissait depuis 1896, une revue de l’actualité de la semaine qui avait souvent recours à la poésie et au pastiche. Ainsi, ce 3 juillet 1898, tout était pastiche : les divers compte-rendus, présentés comme provenant d’amis collaborateurs, sont signés J. Cornély, Alphonse Allais, Pierre Loti, Emile Zola et Francisque Sarcey… Quant au sonnet – prouesse ! -, il était « dû à la collaboration de quatre poètes académiciens »… Ainsi, les auteurs des deux tercets étaient respectivement Henri de Bornier et Sully-Prudhomme ; celui du premier quatrain, François Coppée ; et le second quatrain, qui nous intéresse spécialement, était né sous la plume de… José-Maria de Hérédia !

Ce n’était pas la première fois que Brandy et Soda imitaient Hérédia : le 4 juillet 1896, par exemple, ils offraient à lire, en commentaire de l’affaire de la tiare de Saïtapharnès, ce sonnet « attribué (sous toutes réserves) à M. José-Maria de Hérédia » :

 

La sardoine femelle et le chrysobéryl
Au frontail du bandeau mettent des lueurs mates ;
On connaît le burin des ciseleurs dalmates
A deux cobras d’or vert cabrés hors du toril.

Aux hymnes des buccins, dans un soir de péril,
Fut offerte, en un coffre alourdi d’aromates,
A Saïtapharnès, Khan des totems sarmates,
La tiare monstrueuse en forme de baril.

Or, il était au Louvre une double vitrine,
L’une éclatante d’or, d’ambre et d’aigue-marine,
L’autre vide attendant de rutilants pendants.

Quand un marchand tatar s’en vint portant la tiare
Vendre au conservateur éperdu qui s’effare,
L’impérial joyau pour le mettre dedans..

 

Que conclure de cette enquête ?

Le quatrain « Ménélik, négus d’Abyssinie » n’est pas de Jacques Le Lorrain : c’est un plagiat d’un faux Hérédia…

Et si c’était un auto-plagiat ? Qui étai[en]t « Brandy and Soda » ?

Et si le véritable voeu d’Isidore Ducasse réalisé par Victor Vaissier n’était pas tant celui de la  poésie « faite par tous » mais celui du « plagiat nécessaire » ?

Au fait, j’avais oublié de préciser que sur les trois publications, en 1898, du quatrain du Congo, seules deux étaient signées J. Le Lorrain. Dans la troisième, le poème était attribué à Rosa B

Rosa Bonheur ? Rosa Bruck ?

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