De Prévert à Queneau en passant par Perec et Souffrin

Written by Gregory Haleux

Je parcours en ce moment de vieux numéros de Charlie Hebdo et je me marre bien. Ceux de la période Choron-Cavanna, c’était quand même autre chose… Comme dans Hara-Kiri ou Charlie Mensuel, on y trouvait des photographies détournées. Ce numéro du 14 avril 1977, par exemple, nous rapportait ainsi la disparition récente de Jacques Prévert :

 

 

A la page suivante, je tombe sur cet autre détournement :

 

 

Je ne lis pas tout de suite la légende, parce que ce visage m’est familier : je lui trouve une certaine ressemblance avec Georges Perec. Je m’approche :

 

 

Et si c’était lui, après tout ? Il lui ressemble quand même assez ! Et cela ne paraît pas inconcevable qu’on ait pu lui demander de poser devant un mur, à l’époque où il menait son grand projet des Lieux. Raymond Queneau avait bien donné des poèmes à Hara-Kiri ! Pourquoi Georges Perec n’aurait-il pas prêté son corps à Charlie Hebdo ? Surtout devant ces mots, CGT USINOR, qui me rappellent la série ESARTINULOC qui servit à composer son recueil Alphabets (1976), où l’on trouve plusieurs fois les termes « usine » et « or », hautement symboliques… — qui me rappellent également que Perec se fit métallurgiste avec Métaux, autre ensemble de poésie hétérogrammatique. Mais je chasse assez vite ces idées — non, c’est juste un barbu sans moustache… réflexion qui me rappelle celle de la quatrième minute de cet exercice perecquien de Jean-Pierre Jeunet.

Et finalement, je lis la légende :

 

UN NOUVEAU MARTYR DES LUTTES OUVRIÈRES. – Les canons des fusils braqués sur son ventre n’ont pas fait fléchir le maire communiste de Thionville. Il a préféré mourir criblé de mitraille capitaliste plutôt que de renier son idéal révolutionnaire.

 

Je me mets donc à chercher qui était maire de Thionville (57) en avril 1977. C’est un certain Paul Souffrin, communiste, qui venait de remporter les élections de mars. Ces élections municipales furent marquées, dans le Nord et la Lorraine, par une crise de la sidérurgie, et le nouveau maire dut faire face à une situation tragique : la suppression, par Usinor, de 3 000 emplois. On le voit s’exprimer sur ce sujet dans cette archive télévisuelle du 5 avril 1977.

 

 

Il n’y a donc pas de doute : le « martyr des luttes ouvrières » présenté par Charlie Hebdo est bien Paul Souffrin, maire communiste de Thionville de 1977 à 1995.

J’apprends encore que Paul Souffrin était médecin et j’en déduis que son nom relève donc de l’aptonymie

Mais ce n’est pas fini : Paul Souffrin devint quenellien et même quenien ! N’est-il pas fabuleux que celui que je pris durant quelques secondes pour Perec soit un passionné de Queneau ?

Dès 1982, en effet, il accueillit dans sa ville et anima plusieurs colloqueneaux ; on le voit écrire régulièrement dans les Amis de Valentin Brû ; il est même l’auteur d’une thèse de doctorat, Raymond Queneau, les peintres et la peinture. L’Humanité, en 1995, lui consacrait un portrait, « Parcours d’un médecin communiste et quénien ».

Pour finir et faire la boucle avec la mort de Prévert, je reproduis ci-dessous la nécrologie que Cavanna consacra à Jean-André-Raymond-Machin Galneaumaquedercabinraux, dans Charlie-Hebdo du 25 novembre 1976 :

 

GROUPEZ VOS NÉCROLOGIES, ON VOUS FERA UN PRIX

 

 

Mes bien chers frères,

Mes très chères sœurs.

André Malraux, Jean Gabin, Raymond Queneau et Calder dont j’ai oublié le petit nom sont tombés de la branche dans la même seconde, ou peu s’en faut. Quatre poires blettes. Quatre « Fchiaff ! » mous confondus en un seul écrasement. L’hiver sera rude. Faites rentrer des boulets.
Ils avaient des choses en commun, beaucoup. D’abord, ils étaient vieux, tous les quatre. Raisonnablement. Suffisamment pour faire des morts appétissants. Ensuite, ils faisaient tous les quatre dans la culture, domaine sacré. Voilà pour les ressemblances. Ce sont de très belles ressemblances. Les différences n’étaient pas mal non plus. Jugez plutôt :
Gabin ne savait pas lire. Malraux aimait une fleuriste, Calder avait les pieds plats et Queneau était très osé question audaces d’écriture. Malraux avait attrapé des tics affreux en essayant de faire bouger ses oreilles pour faire rire ses petits camarades sans d’ailleurs jamais y être parvenu, ironie du sort, Gabin aimait les fermes, mais sans les fermiers, si bien qu’il achetait les unes et emmerdait les autres, qui le lui rendaient avec enthousiasme, Calder ne fumait que des havanes roulés dans des pages du « Parisien libéré », Queneau se mettait un doigt dans le cul et le reniflait en fermant les yeux et en pensant très fort à une dame qui lui avait tapoté la joue quand il était petit. Malraux n’avait jamais arraché de betteraves avec ses petites mains gercées pour nourrir sa mère tuberculeuse, Calder n’avait jamais ramassé d’épluchures de bananes dans les poubelles afin de les emmancher sur des baguettes et de les vendre aux gens riches et crédules pour des orchidées rares, Queneau n’avait jamais été obligé de prostituer les charmes de son grand-père paralytique pour se payer le cinéma, Gabin n’avait pas été trouvé par une froide nuit d’hiver dans un berceau d’osier par un vieux balayeur nègre et myope qui ne l’avait pas élevé comme sa propre fille.
Tout bien pesé, c’étaient des géants. Aucun doute. A eux quatre, ils ont laissé une œuvre que chacun d’eux n’aurait pu accomplir qu’en travaillant beaucoup. Au moins deux heures par jour. Si l’on veut bien songer qu’ils ont blanchi toutes les façades de Paris avec du sable craché avec force par la bouche, qu’ils ont bricolé des millions de ravissantes girouettes en fil de fer et en couvercles de boîtes à sardines, qu’ils ont embrassé maintes fois sur la bouche Arletty qui sent la serpillière, Michèle Morgan qui a des ennuis dans le ventre, Brigitte Bardot qu’on sait même plus qui c’est et Michel Simon qui était un monstre sacré aussi mais il faisait partie d’une autre fournée et d’ailleurs personne n’a payé pour lui je n’en parlerai donc pas davantage, qu’ils ont perdu la guerre d’Espagne mais c’est encore un monstre sacré qui l’a gagnée, ils n’avaient donc pas à se vexer, qu’ils ont failli perdre la guerre du Banglah-Desh, heureusement ils ont raté le train, alors la guerre a été gagnée sans eux au lieu d’être perdue avec, c’est moins tragiquement beau mais on se fera une raison, qu’ils ont été confondus mille fois avec François Maurois, André Mauriac et Gilbert Camus par les patrons de bistrot de Saint-Germain-des-Prés et encore maintenant sur les couronnes mortuaires, qu’ils ont passionnément aimé Louise de Vilmorin, laquelle les conquit de haute lutte et d’extrême justesse sur Adèle Truffaut qui tient la boutique juste à côté, une vraie salope, celle-là, et qui fait plein de fautes d’ortographe, sans compter ses dessous, je voudrais dire du mal de personne, mais bon, je me comprends, qu’ils ont niqué Marlène Dietrich et Joséphine Baker dans la même brouette, qu’ils ont décoré la station de métro « Louvre » avec des cartes postales agrandies photographiquement, ce qui est hardi, mais pas en couleurs, ce qui prouve que sur la fin ils s’essoufflaient à vouloir précéder leurs temps, qu’ils ont cultivé des chevaux en Normandie et des prostates de généraux en retraite en Lorraine pour occuper leurs vieux jours, qu’ils ont hurlé des conneries dont ils eurent honte par la suite sur les Champs-Élysées en mai 68 mais c’était en compagnie de Debré, ça explique si ça n’excuse pas, qu’ils se sont bourrés de morphine, de hash, de pommade pour les vergetures et de toutes les saletés possibles par tous les orifices imaginables afin de parvenir à la transe créatrice quand ils croyaient qu’on ne les voyait pas, qu’ils ont noirci une quantité de feuillets 21 x 27 dactylographiés à simple interligne telle que si on les mettait bout à bout on ferait vingt-cinq fois et demie le tour de l’Univers sans compter l’U.R.S.S. et la Principauté de Monaco qui n’ont pas adhéré au machin sur les droits d’auteur, qu’ils ont joué les jeunes voyous mauvaise tête mais grand cœur puis les vieux cons mauvaise tête et sucre les fraises dans un tel nombre de films sonores et parlants dont certains en couleurs que si on voulait empiler les bobines on ne saurait pas où appuyer l’échelle, qu’ils ont écrit « Zazie » pour montrer que s’ils voulaient ils pourraient mais qu’ils préféraient s’abstenir, c’est plus chic, qu’ils ont relancé l’industrie moribonde des épingles dites « de nourrice » pour attacher leurs petites rondelles de boîtes à conserves à leurs petits fils de fer afin que ça s’équilibre ric et rac et que ça bouge quand on ouvre la porte parce que c’est ça la vie, la vraie vie vivante et la joie joyeuse, quand on évoque tout ça, on ne peut s’empêcher de se sentir le cœur étreint par une sainte émulation.

 

 

Oui, s’écrie-t-on, nous reprendrons le flambeau là où la Parque cruelle l’arracha à vos mains vaillantes ! Oui, Jean-André-Raymond-Machin Galneaumaquedercabinraux, nous suivrons vos traces et, lorsque l’heure sera venue, jetant derrière nous un regard las mais satisfait, nous n’aurons, comme vous, qu’un regret, c’est celui qu’exprime « France-Soir » dans ces lignes immortelles :
« A l’image de Molière, mort en scène, il aurait préférer s’écrouler, foudroyé, à son bureau, la plume à la main ».
Le vidangeur professionnel qui lisait par-dessus mon épaule — vous savez comment sont les vidangeurs : sans-gêne et compagnie — dans le bistrot assez sordide où j’appris la triste nouvelle, eut ce cri, hélas du cœur : « Ben, merde ! Mourir sur le boulot, comme ça, crac, et tomber dedans, ben, tout ce qu’on voudra, moi, j’aimerais pas ! »
Le sublime a encore fort à faire pour entrer de plain-pied dans ces cœurs racornis par une civilisation peut-être un peu trop attachée aux valeurs matérielles.

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