Flache et baou chez Rimbaud-Nouveau

Written by Gregory Haleux

Alors que je relis pour la troisième fois l’étude d’Eddie Breuil, Du Nouveau chez Rimbaud, je découvre la critique que lui consacre, dans son blog Rimbaud ivre, Jacques Bienvenu. Celui-ci, malheureusement, ne dit rien de l’argumentation principale et se contente – est-ce malhonnêteté ou bien le produit d’une lecture superficielle et bornée ? – de commenter des points de détail. Parmi ceux-ci, il y a la question intéressante du baou.

Rappelons que c’est dans le poème « Dévotion » des Illuminations qu’on peut lire :

 

Baou. – l’herbe d’été bourdonnante et puante.

 

Ce terme, baou, a donné lieu, de la part des exégètes rimbaldiens, aux explications les plus fantaisistes, que rappellent Eddie Breuil : l’aboiement du chien, bow-wow, la transcription phonétique de l’exclamation bow, une allusion au latin bahus,  le mot malais bau, etc. Eddie Breuil offre une explication bien plus simple et logique : baou est un mot provençal, désignant une herbe que l’on utilisait comme litière. Ainsi l’apposition « l’herbe d’été bourdonnante et puante » dans les Illuminations est-elle lumineuse. Cette question de langue amène surtout à s’interroger sur le rôle de Nouveau auprès du poète ardennais : natif de Pourrières, il maîtrisait la langue provençale.

Notons qu’avant Eddie Breuil, un autre avait déjà proposé cette définition. C’est en effet dans le bulletin n°4 de Parade Sauvage (mars 1988), en un article intitulé « Encore du bourdonnement autour du « baou » » que John Little rend compte de sa découverte, issue de sa lecture de Marcel Pagnol chez lequel il rencontra le mot baouco, avec le sens d’herbe. Malheureusement, écrire dans une revue d’études rimbaldiennes n’implique pas nécessairement de savoir chercher et c’est ainsi que John Little assène que le mot ne figure pas dans Lou trésor dòu Felibrige de Frédéric Mistral alors qu’on y trouve bien la définition de bauco, qu’Eddie Breuil reproduit… Il ne le trouve pas non plus dans le Dictionnaire provençal-français d’Honnorat quand il y a une entrée bauca parlant d’herbe… Little en vient à rejeter l’hypothèse de l’origine provençale du terme chez Rimbaud avec cette perle : « Il paraît peu probable que Rimbaud, malgré tout l’intérêt qu’il portait aux langues, ait rencontré baouco en provençal. Le bon sens nous incite également à exclure le cheminement du mot jusque vers les Ardennes. » Et nous avons là une nouvelle démonstration de l’ignorance de Germain Nouveau par un rimbaldien…

Revenons à Jacques Bienvenu commentant l’hypothèse d’Eddie Breuil que la présence de ce mot pourrait être l’un des multiples signes que derrière les Illuminations se cache Nouveau : « Mais comment comprendre, interroge-t-il, que dans le poème Ouvriers qui serait aussi de Nouveau selon Eddie Breuil, on trouve le mot « flache », ardenisme [sic] typiquement rimbaldien ? »

Le contexte de l’apparition de ce mot dans le poème « Ouvriers » est le suivant :

 

Dans une flache laissée par l’inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.

 

Si Jacques Bienvenu dit le mot « typiquement rimbaldien », c’est bien sûr parce qu’on le trouve également vers la fin du « Bateau ivre ».

J’ai voulu me rendre compte à quel point le terme pouvait être considéré comme un « ardennisme » et je constate qu’en dehors de commentaires de rimbaldiens il est très peu mentionné spécifiquement comme tel… Il faut savoir, en effet, que flache est la première forme française du mot flaque, et qu’il s’est ainsi maintenu dans de nombreuses régions, certes au Nord et jusqu’en Lorraine, mais également dans les Vosges, dans le Centre, et jusque dans les Pyrénées… Ainsi, dans un article de Parade Sauvage n° 7 (janvier 1991), « Sur quelques régionalismes des Poésies », Albert Henry, tout en le considérant comme un ardennisme, précise qu’il « était en même temps un régionalisme d’aire étendue ». Mon interrogation est alors celle-ci : puisque flache est un régionalisme répandu dans toute la France, qu’il n’est pas spécifiquement ardennais et que, comme ardennisme, il ne semble pas très courant (je ne trouve aucune littérature l’indiquant), qu’est-ce qui prouve que Rimbaud (en admettant pour l’instant que Rimbaud est l’auteur d’ « Ouvriers ») l’a forcément entendu enfant et ne l’a pas plutôt, par exemple, entendu dire par un non-Ardennais ou lu quelque part ?

Je constate alors que le terme est présent dans plusieurs dictionnaires du XIXe siècle, sans être toujours mentionné comme régionalisme… Ainsi du Littré, avec le sens qui nous importe : « une mare d’eau dans un bois dont le sol est argileux ». On le trouve également dans la plupart des dictionnaires de rimes… comme celui de Napoléon Landais ou bien encore celui d’Hippolyte Tampucci, A, E, I, O, U, manuel-dictionnaire des rimes françaises.

Si aujourd’hui les dictionnaires ne citent que Rimbaud, je remarque qu’il n’est pas le seul auteur à utiliser le terme et que Jean Richepin en a fait quelques beaux usages : « Çà et là, une flache d’eau miroite refletant le ciel bleu d’avril, et semble une glace de saphir encadrée de satin vert. » (« Paris-Province » » in Le Pavé, croquis parisiens, 1883) ; « La rivière coule à peine, et semble dormir. Ce n’est plus même la rivière ; c’est une flâche presque marécageuse. » (« Album intérieur – X. Paysage » » in Le Pavé, croquis parisiens, 1883). Albert Henry va même jusqu’à dénombrer sept emplois par Richepin ! Mais ils datent de 1883 ou des années suivantes et Albert Henry précise : « Il y a des chances, d’ailleurs, que Richepin doive à cet Arthur Rimbaud la connaissance de flâche, ‘mare’, via Le Bateau ivre »… Où l’on voit, encore une fois, le réflexe de tout ramener à Rimbaud.

Je fais cependant une découverte qui pourrait bien bouleverser cette question de l’ardennisme flache. Je trouve, en effet, chez un autre poète et antérieurement au « Bateau ivre », l’emploi du mot, de surcroît en rime. Ainsi lit-on, daté de 1865, dans le poème « Villanelle réaliste » (in Les Diables bleus, Alphonse Lemerre, 1870) de Joséphin Soulary, ce remarquable alexandrin :

 

La rainette gloussait dans les joncs de la flache.

 

Il serait difficile de prétendre que Soulary a forcément puisé chez Rimbaud… Par contre, il n’est pas aberrant de supposer que Rimbaud a emprunté à Soulary puisqu’on sait qu’il l’avait lu : il le mentionne dans sa lettre, dite « du Voyant », du 15 mai 1871… On pourrait opposer, certes, qu’il le fait en le dépréciant, le rangeant dans les « formes vieilles », parmi « les gaulois et les Musset ». Mais il suffit de répliquer que Baudelaire, « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu » selon Rimbaud, fit l’éloge de Soulary… Ou bien encore que le compagnon Paul Verlaine lui envoya en 1866 ses Poëmes saturniens avec « hommage d’admiration » et dira encore en 1891 « Soulary se créait un juste nom en travaillant, quelquefois exquisement, dans cette partie de l’art [le  sonnet] ».

Ici, quelques remarques et questions :

On peut supposer que Rimbaud, en utilisant le mot flache dans le « Bateau ivre », emprunte à Soulary, d’autant plus que, comme nous le rappelle la notice consacrée au poème dans le récent Dictionnaire Rimbaud (Robert Laffont, coll. Bouquins, 2014), il « a notamment soulevé la question de savoir quels pouvaient en être les sources et les emprunts; tant il apparait qu’il constitue « un amalgame de lectures et de rêves d’évasion » (André Guyaux)  ». Ainsi ne pourrait-on pas ajouter Soulary aux références déjà trouvées (Chateaubriand, Gautier, Banville, Figuier, Verne, Poe, Baudelaire, Dierx, etc.) ?

Au contraire de l’opinion selon laquelle Richepin a forcément emprunté flache à Rimbaud, ne pourrait-on pas supposer le contraire si l’on considère que Richepin usaient de différents registres de langage, le familier, l’argot, le patois, etc., comme on le voit dans sa Chanson des Gueux (1876) ? Albert Henry, dans son article déjà cité, sur les régionalismes chez Rimbaud, ne donne qu’un exemple d’occurrence de flache chez Richepin, et ne le choisit pas, dit-il, « sans quelque « méprise ». Il est pris au récit Le Cadet (1890) : « la vallée avec ses flâches dormantes, devinées à la buée bleuâtre qui dansait aux pointes de l’osier. » Henry ajoute : « Quelle vallée ? Celle de l’Oise en Thiérache… la jeune Oise d’Arthur Rimbaud » (référence au poème « Larme » : « Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise ? »). Mais ce que n’indique pas Henry (ou bien est-ce dans cet oubli qu’il faut voir la « méprise » ?), c’est que le père et toute la famille paternelle de Richepin sont originaires d’Ohis en Thiérache, que Richepin y alla fréquemment en vacances, et qu’il y était assez attaché pour écrire Miarka, la fille à l’ourse (publié, comme Le Pavé, en 1883), roman se passant dans ce pays de la Thiérache et contenant de nombreux exemples du patois local…
Osons préciser que 1883 est également la date de la révélation du « Bateau ivre », dont nous ne connaissons que la copie de Verlaine ; que celui-ci le révéla en novembre de cette année et que Le Pavé et Miarka sont respectivement parus en mai et juin. Ne peut-on pas alors parler d’une antériorité de Richepin sur Rimbaud-Verlaine quant à cette utilisation de flache ?
Bien sûr, on peut penser que Richepin, qui fréquentait Rimbaud au début des années 1870 a pu connaître alors le poème.

Revenons à Joséphin Soulary et essayons de résoudre ce mystère : comment ce poète, né et mort à Lyon – localité, convenons-en, plus proche de la Provence que des Ardennes -, a-t-il pu utiliser le mot flache en 1865 ? Les réponses possibles ne manquent pas :
– Soulary est l’un des premiers, au XIXe siècle, à avoir remis au goût du jour cette forme ancienne qu’était le sonnet ; Sainte-Beuve disait de lui qu’il possédait « à merveille la langue poétique de la Renaissance » et employait « un vocabulaire très large, toujours choisi » ; Jules Lemaître parlait quant à lui d’ « un poète intéressant qui n’est pas du tout de Paris et qui n’est presque pas d’aujourd’hui, mais qui semble être venu d’Italie et dater de la Renaissance » : aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’il emploie la forme ancienne flache ;
– le sonnet dans lequel apparaît le mot est aussi, comme l’indique le titre, une villanelle ; comme l’implique cette forme ancienne, le poème est bâti sur deux rimes, -oi et -ache : et si Soulary avait consulté, à la recherche d’un mot en -ache, l’un de ces nombreux dictionnaires de rimes où l’on trouve flache ?
– le terme n’est pas inconnu dans le Lyonnais puisqu’on y trouve un lieu nommé Les Grandes-Flaches. Dans son Dictionnaire étymologique du patois lyonnais, Nizier du Puitspelu présente flaches comme une variante de blaches, désignant soit une plante marécageuse soit un sol humide et des friches marécageuses.

Reste à considérer l’hypothèse selon laquelle, d’après Eddie Breuil, le poème « Ouvriers » ne fut pas écrit par Rimbaud mais par Nouveau. Dans ce cas, d’où lui vient le mot flache ?
Il est possible, pour commencer, qu’il l’ait connu par Rimbaud lui-même, si l’on admet que c’est un ardennisme. Il peut aussi, tout autant que Rimbaud, l’avoir entendu de la bouche de Jean Richepin dont il fut aussi un proche, au point de voyager également avec lui : nous avons vu que le mot peut aussi bien provenir de la Thiérache de Richepin que des Ardennes de Rimbaud. Enfin, il peut aussi avoir lu Soulary : et je pressens entre les deux poètes plus d’affinités qu’avec Rimbaud – qui, comme on l’a vu évoque Soulary avec un certain mépris -, ne serait-ce qu’à travers cet humour empreint de mélancolie dont témoigne bien « Villanelle réaliste » (et notons que Soulary commence à se faire connaître avec un recueil intitulé Sonnets humouristiques).

Mais il y a encore une explication, correspondant à une acception de flache dont nous n’avons pas encore parlé et dont l’emploi est à la fois technique et peut-être aussi courant sinon plus que celui du régionalisme : quand il s’agit des routes, flache désigne, outre un enfoncement du pavé, toute dépression présente sur les routes et chemins, concavité apparente quand il a plu. Ainsi trouve-t-on beaucoup le terme dans les annales des ponts-et-chaussées, les essais sur les entretiens des routes, les rapports de conseils municipaux… Je suppose que le terme a dû circuler dans le langage courant, autrement que comme régionalisme. Ne peut-on penser que c’est aussi ce sens qui est présent dans « Ouvriers » puisqu’il s’applique à un « sentier assez haut » ?

Pour conclure, disons que le serpent se mord la queue : flache est un ardennisme parce que l’ardennais Rimbaud l’a employé et c’est pourquoi il est typiquement rimbaldien mais on pourrait tout aussi bien le dire un lyonnisme soularyen ou bien un thiérachisme richepinesque voire un rimbaldisme novelien ou un novelisme des ponts-et-chaussées…

J’allais oublier de mentionner une belle coïncidence : en patois de la Suisse romande, flache désigne un foin de marais qu’on récolte pour faire de la litière, comme le baou !

 

Comments: 9

  1. Didier says:

    Bien. Bien.

  2. Le Tenancier says:

    Toujours aussi lumineux, cher Grégory…

  3. Le SUV d’Eddie Breuil est enlisé dans un trou d’œil sans bord quelque part en Mésopotamie : vous pérégrinez avec lui ?

  4. Jean-Philippe de Wind says:

    Il est surprenant de lire une phrase comme « Le SUV d’Eddie Breuil (…) ». C’est en effet le fond du seau parce que ce persiflage est le degré zéro de l’argumentation. Voilà bientôt deux mois qu’est paru Du Nouveau chez Rimbaud et, si le livre a suscité quelques réactions intéressantes – parce qu’abordant le fond de la question – comme celle de Frédéric Thomas sur le site dissidences.hypothese.org, on en est par ailleurs toujours à lire pareilles bêtises.

    Apportez des éléments d’attribution à Arthur Rimbaud des textes rassemblés sous le titre Illuminations, indiquez en quoi la thèse défendue par Eddie Breuil serait erronée. Nous vous lirons avec intérêt.

  5. Arthur R. says:

    Entièrement d’accord avec ce De Wind. Tout le reste est littérature et embrouillaminis. Baou!

  6. @ Jean-Philippe de Wind :
    Bien dit !
    Nous attendons aussi plus de sérieux de la part des spécialistes et amateurs éclairés.

  7. Aussitôt la mise en ligne de cet article, j’envoyai sous celui de Jacques Bienvenu un commentaire signalant que je réagissais ici à l’un des points qu’il abordait. Mais monsieur Bienvenu n’a pas jugé bon de valider ce commentaire… Au lieu de cela, il commentait lui-même : « Un aimable internaute me signale que flache n’est pas un ardennisme. J’y reviendrai », pour finalement supprimer ce message quelques heures plus tard.
    Je m’amuse aujourd’hui à remarquer que sous l’article d’Actualitté paru fin octobre, les commentaires de « Bartok » et « Ursus », contestant Eddie Breuil, présentent étrangement les mêmes arguments (« l’ardennisme » « flache », l’adjectif « siens », la question du poids des manuscrits) que ceux de Jacques Bienvenu sur son blog… mais exprimés de manière beaucoup moins distinguée (« les conclusions de E. Breuil sont à la fois honteuses et ridicules », « Bientôt Monsieur Breuil va nous révéler que Rimbaud n’est pas l’auteur du Bateau ivre peut-être (pas de manuscrit autographe) ni même l’auteur de quoi que ce soit… », « indéfendable et il faut voir les arguments ! », « Tout est de ce niveau »).
    Nous avons là un aperçu des mœurs en certaine Rimbaldie…

  8. prune says:

    Je ne suis pas une experte. Mais pour moi l’évolution de la poésie de Rimbaud mène aux Illuminations. Mais il y a trop de passions. J’ai consulté des sites et/ou blogs pro-Nouveau et pro-Rimbaud. C’est toujours la même histoire et le même problème. Il faudrait peut-être qu’un ensemble de spécialistes fasse une étude complète mais je ne pense pas que cela se fera. Comme dans tous les débats chacun restera sur ses positions.

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