Leo Frenssen, candidat de la « Technocratie »

Written by Gregory Haleux

Après Ferdinand Lop, nous découvrons dans la presse ancienne un autre candidat excentrique.
Voici comment était présenté, dans Match n° 41 du 13 avril 1939, Leo Frenssen :

 

CET HOMME VIENT D’ÊTRE ÉLU DÉPUTÉ D’ANVERS

 

 

Arrêté comme fou à Bruxelles il y a quelques mois, Leo Frenssen vient de prendre une éclatante revanche. Il a été élu député d’Anvers aux élections générales qui ont eu lieu il y a quelques jours en Belgique après la dissolution.

 

 

Fervent apôtre de la culture physique, il soutient qu’une des sources du bonheur du peuple est la gymnastique. Prêchant d’exemple, il ne dédaignait pas, au cours de ses tournées électorales, d’abandonner son tricycle pour sauter à la corde en pleine rue.

 

 

Malgré ses cinquante-huit ans Léo Frenssen s’astreint tous les matins à un entraînement sévère. Barre fixe, trapèze, « Technocratie » et culture physique.

 

 

Mais ce qui lui a valu les suffrages de 11.000 électeurs, c’est un plan qu’il a conçu pour le bonheur du monde : l’édification de villes géantes d’un diamètre de 100 kilomètres. Exposant ce plan à un meeting électoral, Frenssen s’aperçut soudain que la carte était à l’envers. « Qu’importe, s’écria-t-il, l’idée est à l’endroit ! »

 

 

Le « Précurseur », comme il se nomme, a posé un appareil à douche de son invention dans sa cour. Il ne faut pas le prier beaucoup pour qu’il l’essaye devant ses visiteurs.

 

En se renseignant un peu sur le personnage — il est aujourd’hui bien oublié et la littérature le concernant, essentiellement en néerlandais, est très succincte — on s’aperçoit que le reportage de Match contient quelques erreurs et que Léo Frenssen, s’il fut bien un candidat excentrique, n’avait pas que des idées fantaisistes. Les informations qui suivent sont reprises, pour l’essentiel, à Lieven Saerens qui consacre à Leo Frenssen plusieurs pages de son ouvrage Etrangers dans la cité — Anvers et ses Juifs (1880-1944), éditions Labor, 2005.

Leo Frenssen est né, de parents aubergistes, en 1880 dans le Limbourg.
D’abord forgeron, il travaille ensuite à la compagnie Bell Telephone. A Anvers, il devient membre de la ligue socialiste de gymnastique et du syndicat des métallos. Licencié en 1911 à cause de ses activités syndicales, il est embauché à la Canadia Pacific Railway. La grande guerre le voit émigrer à Londres, où il est un « orateur populaire » au Speakers Corner de Hyde Park alors même qu’il ne parle quasiment pas anglais. Après la guerre, il revient à Anvers et adhére au groupe internationaliste Clarté, puis au KP (Kommunistische Partij, Parti Communiste). C’est sous cette bannière qu’il se fait candidat aux élections parlementaires et communales de 1925 et 1926. Fin 1928, il est devenu trotskyste. Il se représente aux élections communales de 1932 pour le KP duquel il est mis à la porte quelques mois plus tard. Il est alors rédacteur en chef et gérant d’un nouveau journal, Het Nieuwe Rusland, l’organe des « Amis de l’Union Soviétique ». En 1934, il crée la revue internationaliste et pacifiste Wereldorde, organe des « Pionniers de l’Ordre mondial » où il défend l’idée qu’en travaillant trois mois par an l’humanité aurait largement de quoi vivre dans l’opulence.
La journée du 18 août 1935 marque un tournant dans la carrière de Leo Frenssen. Ce jour-là, il se trouve à Bruxelles, avec une pancarte qu’il a peinte, pour réclamer le jour « où tous les hommes seront concrètement solidaires et où nul ne sera débarqué de la société ». Alors qu’il est suivi par la foule amusée, il est arrêté et, après un long interrogatoire, confié à la section des fous de l’hôpital Brugman où il restera neuf jours. C’est grâce à une campagne de presse du journal De Dag qu’il est libéré. De retour à Anvers, où il est devenu très populaire, il reprend ses activités politiques. En 1936, alors qu’il participe au pélerinage de l’Yser, il est molesté par des nationalistes flamands d’extrême-droite.
En 1937, il crée un nouveau journal, De Voorlichter (L’Informateur), qui, sous la devise « Peuples de tous les pays, organisez-vous », affirme être le porte-parole belge des Technokraten voor de Wereldorde (les Technocrates pour l’Ordre mondial), un mouvement « utopiste » et anticapitaliste né en 1918 aux Etats-Unis qui plaidait notamment pour l’instauration de l’espéranto comme langue mondiale, la suppression des armées et des frontières et une répartition équitable des matières premières. Frenssen prétend que si la « technique » est correctement utilisée et que les moyens de production sont mis au service de la communauté, l’« ère de la paix », l’« âge d’or », le « siècle de la lumière » seraient en vue. En un mot, on assisterait alors à l’avénement de l’ « Empire mondial de la Technocratie » placé sous la direction de « scientifiques », qui procurerait à chaque famille un revenu moyen annuel de 300 000 francs au moins « avec neuf mois de vacances pour trois mois seulement de travail ».

 

 

Dans cet « Empire mondial », chaque être vivant aurait la belle vie, « qu’il soit homme ou animal ». Il n’y existeraient ni classes ni conditions sociales, et la femme aurait les mêmes droits et les mêmes devoirs que l’homme. La tolérance, la « fraternité entre les peuples » figurent parmi les leitmotiv du mouvement. Le logo du journal De Voorlichter indique à chaque fois : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’il vous advienne. Vers l’ordre mondial, pas par la violence mais par la technique. » Il n’y a place, dans cet « Empire », ni pour le fascisme, ni pour l’antisémitisme, ni pour quelque forme de « haine raciale » que ce soit.
Ainsi, dès 1937, Leo Frenssen mène un combat contre l’antisémitisme qui, selon lui, est surtout la conséquence de la « concurrence », des « calculs personnels » et de l’ « ignorance » — source de toutes les « erreurs humaines » ; d’après lui toujours, la faute en incombe surtout au capitalisme, un système qui « porte en lui la guerre comme la nuée l’orage » et qui ne peut se maintenir qu’en cultivant la division, les conflits internes, l’oppression et les massacres. On le voit notamment défiler en pleine rue avec un panneau sur lequel on peut lire : « Qui est le plus dangereux : le Juif ou l’antisémite ? » Il prône un retour à l’Allemagne de Goethe et de Schiller, et retrace l’histoire de l’antisémitisme à travers les âges.
En 1938, il se présente aux élections communales pour le Technocratische Beweging (mouvement technocrate) mais, cette fois, il décide de faire figurer sur sa liste une série d’autres candidats. Pour cela, il lance dans son journal De Voorlichter, un appel « On demande des candidats ». Les personnes intéressées peuvent se présenter à lui, mais elles doivent se rendre compte à l’avance qu’il serait « prudent et sévère » dans ses choix, car il n’a pas « l’intention de laisser saboter ou gâcher par avance sa cause ».
Son programme met l’accent sur l’enseignement, les soins de santé et les finances mais on y retrouve certains thèmes de prédilection de Frenssen comme l’enseignement de l’espéranto dans les écoles et la revendication d’une « totale liberté de parole en plein air dans les parcs et sur les places ». Même si le thème de la tolérance ne constitue pas un point particulier du programme, Frenssen a, semble-t-il, parcouru les quartiers de la ville sur son inséparable triporteur, orné de slogans contre l’antisémitisme.
Il intègre à son programme le projet de l’architecte et urbaniste anversois Julien Schillemans d’un complexe mondial de villes linéaires de 100 kilomètres, de 35 millions d’habitants, avec des immeubles résidentiels de 20 étages et de 25 kilomètres de long…
Le résultat de ces élections est inattendu : la liste de Leo Frenssen, en recueillant plus de 22.000 voix, obtient 6 des 43 sièges à pourvoir. Voici comment, quelques jours plus tard, en France, on relate l’événement (Le Matin, 19 octobre 1938) :

 

 

Anvers, 18 octobre. — Par téléphone. — Au lendemain des élections communales, qui donnaient ce dimanche dernier des conseils municipaux tout neufs à la Belgique, Anvers se réveille avec un collège échevinal de 43 membres dont un prophète.
Prophète, si l’on retient les prédictions qu’il fait de l’avènement d’un monde meilleur — ou pour le moins un apôtre puisque les 22.000 voix qu’il a recueillies entonnent avec lui l’hymne à la panacée que le miraculeux nous offre sous ce nom pourtant barbare de « technocratie ».
Au rebours de toute logique, avant d’exposer cette théorie dans ce qu’elle a d’hermétique, ce qui n’a point empêché cependant un étourdissant succès populaire, il convient d’en faire connaître les premiers résultats tangibles.
En bref, les voici : un petit revendeur de café, possédant, en tout et pour tout, un triporteur qui est à la fois son magasin et son matériel de livraison, vient, au bout de quelques semaines de campagne électorale — sans comité, sans ressources, sans parti — de réunir dans la compétition un nombre de voix qui atteint à la moitié de celles que comptent les deux plus puissants groupements politiques belges : le socialiste et le catholique.

 

Une belle arrivée

Tout seul sur son triporteur, il distance de deux longueurs et demie les rexistes, écrase les communistes, enlève, à l’ébahissement de tous, six sièges sur les 43 du conseil, démolit la majorité d’hier et met en position délicate M. Huysmans, bourgmestre d’Anvers, en même temps que président de la chambre des représentants belges.
De la petite maison de la rue du Sable, jusqu’à cet hôtel de ville où il entre en triomphateur, nous avons pourchassé par les rues d’Anvers M. Léo Frenssen, auteur inattendu de cette incroyable galéjade.
Et nous voici face au prophète. Une tête de Tolstoï sur un accoutrement de coureur cycliste. De longs cheveux rejetés en arrière, qu’ont à peine clairsemés 58 années des plus bizarres aventures. Une large barbe, par place argentée, mais surtout une bonne, une brave figure de la « technocratie » brille dans l’honnêteté.

 

Théorie hermétique

C’était bien le moment de demander à M. Frenssen quelques éclaircissements sur ses théories. Il nous les a expliquées en long et en large, mais nous devons avouer, à notre honte, que nous n’y avons absolument rien compris. Heureusement pour nous, il y a des précédents hautement honorables.
C’est ainsi qu’au cours de l’exposition de Bruxelles, toujours sur son triporteur, M. Frenssen imagina de promener un plan gigantesque sur lequel il exposait schématiquement ce qu’est la technocratie. Arrêté par les policemen et conduit au commissariat, M. Frenssen s’efforça d’initier aux vertus politiques et sociales un commissaire qui demeura aussi hermétique que nous-mêmes.
Qui a raison : du commissaire ou des 22.000 électeurs anversois ?
Si c’est la loi du nombre condamnons ce haut fonctionnaire de la police.
Gageons cependant que, même débitée du haut d’un triporteur à toute épreuve, cette philosophie transcendantale du système n’a pas été la seule cause de son succès. La technocratie nous semble, en effet, ne pas solliciter seulement les spéculations de l’esprit, mais, pour tout dire, fait un appel vigoureux, chez l’homme, à la paresse.
M. Frenssen le déclare :
— Quand tous les hommes seront éduqués, le capitalisme disparaîtra ; dès lors, tout le monde travaillera très peu et aura un revenu de millionnaire.

 

Un triporteur et un petit journal

Et quelle campagne électorale ! M. Frenssen n’a fait qu’un seul meeting. Par contre, tous les jours, il enfourchait son triporteur. Il allait par la ville, livrant son café, enveloppé dans son petit journal, dont il personnifiait à lui seul la rédaction, l’administration et les services de vente.
M. Frenssen donc allait par les rues, juché sur son triporteur, s’arrêtant au bord du trottoir et donnant lecture des passages les plus remarquables de sa feuille en échange de quelque monnaie.
Il prêchait ainsi la « technocratie » jusqu’au moment où un agent, paternellement sans doute, mais fort du règlement, disait à l’apôtre candidat :
— Frenssen, le temps est venu de vous en aller.
Quelques coups de pédales au triporteur et le prophète recommençait à cent mètres plus loin.
Ses journées tenaient à la fois du critérium cycliste et du marathon de l’éloquence. Pas d’affiches, pas de réunions ; comme moyen de propagande rien d’autre que ce pauvre journal, et puis peut-être aussi cette extraordinaire silhouette d’un Tolstoï ressuscité en coureur cycliste.
Il a d’abord dit :
— Je ne veux plus de partis, car les partis sont un obstacle au progrès du peuple.
Les foules désabusées, à ces mots, ont prêté l’oreille :
— Je mènerai une propagande franche contre la guerre.
Il y a 14.000 électeurs féminins à Anvers. A ces mots également leurs entrailles maternelles ont tressailli.
Six sièges ! A vrai dire, M. Frenssen aurait préféré se présenter seul. Il a fait, pour sa liste, appel aux « intellectuels courageux ». Naturellement, des intellectuels ça ne comprend rien à la « technocratie » : personne n’a bougé.
— Alors, nous a-t-il dit, j’ai pris au hasard dans la rue les premiers venus. Il y en a que je connais à peine de vue ! Je les formerai à la « technocratie ». Ils sont jeunes, ce ne sont point de vieux politiciens rusés. Si par aventure ils n’étaient point honnêtes, je les jetterais au mépris de la population.
On comprend mieux maintenant pourquoi M. Frenssen ne veut pas fonder un parti. L’élu de dimanche nous l’a affirmé avec force : il restera le même. Il continuera à bord de son triporteur de livrer son petit journal et son café.
Sans doute son contact étroit et quotidien avec l’électeur a ses inconvénients :
— On me demandera des places. Ce que je pourrai faire honnêtement, je le ferai. Je ne peux dès maintenant apporter un poulet rôti à tout le monde.
Cet entretien s’est terminé sur une note sentimentale. M. Frenssen nous parlait de sa femme et de son fils, que tous deux il adore. Evoquant l’éducation qu’il a donnée à ce grand garçon d’aujourd’hui 26 ans, il ajoutait avec bonhommie :
— Dans ce pays près de la mer et rempli de canaux, j’ai pensé que mon premier devoir était de lui apprendre à nager !
Espérons, monsieur Frenssen, que ce n’est point là aussi cette préparation à la vie politique qu’enseigne la « technocratie »..

 

En 1939, Leo Frenssen, qui dirige une nouvelle revue, De Technokraat (Le Technocrate), est élu membre du Parlement où, bizarrement, on ne l’entend jamais.
Le 10 mai 1940, des milliers de civils, considérés comme dangereux pour la sécurité publique, sont arrêtés et déportés en France par le gouvernement belge : c’est la tragédie des « trains fantômes ». La majorité de ces déportés sont des Juifs mais il y a aussi des opposants politiques, tels que Leo Frenssen qu’on interne dans le camp du Vernet d’Ariège. Après la capitulation de la France, seuls les prisonniers de nationalité belge sont libérés par la Wehrmacht. A sa sortie, Léo Frenssen tente en vain de faire libérer ses co-détenus juifs.
Suspendu du conseil municipal d’Anvers, il erre en France et s’occupe principalement de la culture de la pomme de terre, ce qui lui vaut même un prix. Le journal De Dag rapporte en juin 1941 un avertissement de Frenssen sur le fléau des doryphores du Colorado, avertissement très spirituel puisque dans la presse de résistance de la région d’Anvers, « doryphores du Colorado » est synonyme de… « collaborateurs ».
Leo Frenssen meurt en juillet 1946.

 

Comments: 4

  1. Henri-Floris Jespers says:

    Excellent article, que je découvre grâce à Fesse-Bouc. Quelques corrections marginales à y apporter, mais je ne suis pas un enculeur de mouches. Connaissez-vous le candidat excentrique Had-je-me-maar (1856-1931), élu au conseil communal d’Amsterdam, dadaïste ou morosophe sans le savoir, mais visionnaire lucide? Merci de tout coeur, je signalerai votre article avec le plus grand plaisir. Donnez-moi votre adresse électronique (courriel), afin que je puisse vous en informer. Henri-Floris Jespers. http://www.mededelingen.over-blog.com (en néerlandais) et http://www.caira.over-blog.com

  2. Merci, monsieur Jespers ! N’hésitez pas à indiquer les erreurs les plus importantes. Comme je le mentionne, je n’ai fait, pour l’essentiel, que compiler des informations provenant de Lieven Saerens. Cela m’embête de ne pas avoir trouvé plus de détails sur les activités de Frenssen durant la Seconde Guerre mondiale. Peut-être en avez-vous ?
    Je ne connaissais pas jusqu’à votre commentaire ce curieux Had-je-me-maar. Je trouve là encore une seule mention de lui en français… mais je comprends le parallèle : http://vouloir.hautetfort.com/archive/2010/01/03/wichmann.html . Merci pour cette découverte !
    Mon adresse : ellipse_et_laps@yahoo.com

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