La Chasse au Snark, trad. Louis Aragon, illustr. Mahendra Singh

Written by Gregory Haleux

 

Entre les deux Alice et Sylvie et Bruno, Lewis Carroll écrit son chef-d’œuvre de nonsense : La Chasse au Snark (1876). L’auteur explique ainsi sa composition :

 

Je marchais au flanc d’une colline, seul, par une brillante journée d’été, quand soudain me vint à l’esprit un vers : Car le Snark, bel et bien, était un Boojum, figurez-vous. Je ne sus pas, alors, ce que signifiait ce vers : je ne sais pas, maintenant, ce qu’il signifie ; mais je le notai par écrit ; et quelque temps après s’imposa à mon attention le reste de la strophe, dont le vers en question se trouva être le dernier vers : et c’est ainsi que, petit à petit, à mes moments perdus au cours de l’année ou des deux années suivantes, se constitua de petites pièces et de morceaux le reste du poème, dont cette strophe se trouva être la strophe finale.

 

Et au final, ce long poème s’avère bien déconcertant, délirant. Qu’est-ce que le Snark ? Nous apprenons que l’animal se lève tard, que les calembours l’attristent, qu’il aime les appareils à douche, qu’il a de l’ambition et qu’il y a deux espèces : celle qui a des plumes et mord et celle qui a des moustaches et égratigne… Enfin, nous savons comment il faut le chasser :

 

Ils le traquèrent avec des gobelets ils le traquèrent avec soin
Ils le poursuivirent avec des fourches et de l’espoir
Ils menacèrent sa vie avec une action de chemin de fer
Ils le charmèrent avec des sourires et du savon

 

C’est à peu près tout ce qui est raconté de la chasse elle-même menée par un drôle d’équipage. Les lieux-mêmes sont indistincts : le capitaine de l’expédition se sert d’une carte « parfaite et absolument vide ». Nous avons affaire à une parodie d’épopée, un voyage de recherche, dit Jean Gattégno, constitué d’épisodes rappelant le genre épique : un rêve oraculaire, une prophétie, une descente aux enfers… Le sous-titre annonce admirablement la folie furieuse de cette aventure : « une agonie en huit crises »…

C’est une agonie et même, telle que vient de la rééditer Seghers, une aragonie. C’est Louis Aragon qui, le premier, traduisit en français le poème de Carroll, traduction qui fut publiée par la maison d’édition artisanale de Nancy Cunard, alors maîtresse du surréaliste, Hours Press, en 1929 (Aragon lui-même imagina et composa la maquette de couverture). Aragon vint au bout de sa traduction en cinq jours, dit-on, et c’est une réussite, même si les vers sont non-rimés et ont une métrique irrégulière. Mais l’on comprend mieux ce choix en lisant son article « Lewis Carroll en 1931 » (Le surréalisme au service de la révolution n°3) s’en prenant à certaines traductions françaises qui, voulant respecter la forme, mètre et rimes, dénaturent l’œuvre :

 

Je ne vois pas l’utilité même dans un livre publié pour les « étrennes » de traduire en mauvais vers français, les divers poèmes d’Alice, alors que le simple mot-à-mot est plus voisin de la poésie vivante, et que pour le jeu cruel de Carroll avec la poésie traditionnelle anglaise rien ne peut en passer dans ce mirlitonage de ses vers et qu’enfin, puisqu’on ne serine pas aux enfants français le Chant d’Hiawatha, par exemple, il est inutile pour atteindre le nombre de pieds désirables, de torturer des mots qui sont dictés par l’arbitraire, à l’aide d’une syntaxe pleine d’inversions et d’archaïsmes elliptiques. […] Il y aurait lieu de souhaiter qu’une édition critique des œuvres de Lewis Carroll rappelle aux traducteurs la nécessité de respecter même le non sens.

 

L’autre intérêt de cette réédition est qu’elle se présente sous la forme d’un roman graphique, avec des dessins remarquables, au style proche de la gravure sur bois, de Mahendra Singh. Celui-ci accentue à plaisir l’onirisme, en jouant du décalage, des rencontres plus ou moins fortuites, et du clin-d’œil. Ainsi reconnaît-on de nombreuses références à des œuvres [pré-]surréalistes : René Magritte, Giorgio de Chirico, Alberto Savinio, Marcel Duchamp, Salvado Dali, Jérôme Bosch… Dans la postface où il se montre un fin connaisseur de Lewis Carroll, l’illustrateur dit avoir « employé les techniques du surréalisme, avec jeux de mots et devinettes » et ainsi composé des « plaisanteries et [des] puzzles ».

 

 

– description du livre sur le site des éditions Seghers
– ce qu’on en dit chez Echos Art 
– le blog de Mahendra Singh

Comments: 4

  1. Pemerle says:

    Hum. Un peu désinvolte, le camarade Aragon :
    “You may seek it with thimbles—and seek it with care;
    You may hunt it with forks and hope;
    You may threaten its life with a railway-share;
    You may charm it with smiles and soap—”

  2. Les vers que tu cites sont ceux de la troisième « crise » qu’Aragon traduit bien par « Tu peux… » . Mais les cinquième, sixième, septième et huitième « crises » commencent toutes par
    « They sought it with thimbles, they sought it with care;
    They pursued it with forks and hope;
    They threatened its life with a railway-share;
    They charmed it with smiles and soap. »

  3. Merci pour la bonne critique! Cette épopée Carrolliene est une graine obscure de surrealisme et aussi, un vrai bataille … la vie et l’esprit contre le néante et le morte, en fait, le sens contre le non-sens!

    Avec les fourchettes et l’espoir!
    —Mahendra

  4. Merci, Mahendra, de laisser une trace de votre passage ici. Et encore bravo pour vos illustrations du plus bel onirisme !

Répondre à Pemerle Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *