Johannis Morgon, dit Yvastock O’Park

Written by Gregory Haleux

André Blavier classe parmi les fous littéraires, catégorie poète, un certain Yvastock O’Park, auteur des Échos d’outre-mer (C. Vanier, 1864). Mais il se contente de citer — dans sa somme Les Fous littéraires, éditions des Cendres, 2000. p. 973 — la notice que consacre à ce nom bien bizarre Georges D’Heilly dans son Dictionnaire des pseudonymes. Seuls deux vers sont reproduits :

J’ai vu, de mes yeux vu, le grand serpent des mers
Qu’en son tardif bilan (?) admire l’univers…

Si le livre a un peu fait parler de lui, c’est aussi à cause de ces deux vers par lesquels l’auteur se vante d’avoir rencontré l’animal légendaire.

Très curieux de découvrir d’autres extraits des Échos d’outre-mer mais n’ayant pas d’accès immédiat à la BNF, je cherche, grâce aux bibliothèques numériques, dans la presse de l’époque, et arrive à trouver un autre passage, étrangement cité deux fois dans deux articles différents et, plus étrange encore, avec des variantes :

 

 

L’extrait de gauche est cité dans un article signé Eugène Veuillot et paru en novembre 1864 dans la Revue du Monde Catholique (Tome X, quatre-vingt-huitième livraison, pp.791-792) ; celui de droite, signé B.D.V., dans un article de la Petite Revue du 29 octobre 1864 (pp.153-154). Rien n’explique ces différences…
Tandis que Veuillot ne fait que se moquer (« M. Park annonce qu’il nous donnera plusieurs autres volumes. Il en a le droit, mais entre nous, il ferait peut-être bien de n’en pas user. »), B.D.V. livre beaucoup d’informations :

 

Le grand serpent de mer n’est plus une chimère ; il a été contemplé par un poète français. Les incrédules en trouveront la preuve en feuilletant les Echos d’outre mer, poésies par Yvastock O’Park, dédiées à S. S. Pie IX, et venant de paraître chez Vanier, le grand éditeur des muses contemporaines.
Le vrai nom de l’auteur est Johannis Morgon, de Thoissey (Ain). — M. Morgon a pérégriné en Océanie et aliàs ; un jour il a vu le serpent de mer (page 168) :

J’ai vu, de mes yeux vu, le grand serpent des mers,
Qu’en son tardif bilan admire l’univers ;

En note, il dit : « Le serpent des mers, long de 52 à 55 pieds, au mouillage de Sing-apour, par 100° longitude, sous l’équateur, le 8 mars 1854, au retour de mon voyage autour du monde. »
On trouve dans les Echos les vers les plus instructifs et les plus chargés de couleur locale.

[citation de la dizaine de vers reproduits plus haut]

Heureusement pour Sa Sainteté, il y a des notes !
Il y a aussi des « quatrains chinois », des inspirations jaculatoires. — Les pièces sont dédiées à divers évêques, à la Vierge immaculée, au colonel comte Mac-Scheehy, au clergé français, à Alexandre II, à M. Thalès Bernard, « chef de la nouvelle école », à l’empereur d’Autriche, à Abd-el-Kader, au curé d’Ars, etc., etc.
Citons encore :
Une pièce de M. Adrien Peladan : A Johannis Morgon, qui met l’auteur à côté « de ce chantre immortel de la Chute d’un Ange ! » »
Un sonnet acrostiche renversé dédié au zouave thaumaturge Guérin, de Nantes.
M. Johannis Morgon est membre de l’Union des Poètes, et décentralisateur littéraire.
M. Morgon annonce en préparation :
Les Fleurs d’outre mer, poésies (chinoises ?);
Enchiridion des langues de l’Europe ;
Les cinq Grandes Monarchies de l’antique Orient, 4 vol. in-8;
Histoire de la Littérature espagnole, traduite de l’anglo-américain (???), 3 vol. in-8;
Elévations sur la fin du monde (plusieurs volumes);
Etc., etc. (!!!)

 

Adrien Péladan — père de Joséphin — était un personnage bien curieux : légitimiste se disant « chevalier », il deviendra fondamentaliste puis illuministe. A cette époque, il dirige la France littéraire, artistique, scientifique dont l’objet principal est de publier des poètes et philosophes de province et qui a déjà publié de nombreux poèmes de Johannis Morgon. [voir Jean-Claude Drouin : « Un légitimiste mystique du XIXe siècle : Adrien Péladan »]

Citons d’autres compte-rendus des Echos d’outre-mer. F. Fertiault, dans le Bulletin de l’Union des Poètes n°123-124 (novembre-décembre 1864), pp.166-167 :

 

Sous le bizarre pseudonyme de : Yvastock O’Park, M. Johannis Morgon a publié un recueil intitulé : Echos d’outre-mer. Certes, il ne nous ment pas dans son titre : il est infatigable voyageur. Je ne sais quelle est la contrée du globe qu’il n’a point visitée ; les appellations les plus pittoresques émaillent ses vers, et, à l’aide des indications géographiques accompagnant les dates de ses pièces, il serait loisible au lecteur de faire presque le tour du monde. Tous les genres, depuis l’acrostiche jusqu’à l’ode, sont abordés par M. Morgon, qui est savant et le fait voir quand l’occasion s’en trouve. C’est même par des vers latins qu’il entame son livre, auquel il a pensé porter bonheur par cet hommage dans le monde virgilien.

 

L’abbé V. Dufour, dans le Bibliophile français n°20 (31 octobre 1864), pp.120-121 :

 

L’auteur de ce livre, comme nous l’apprend une note de son éditeur, ne sut pas à l’entrée de la vie se garantir des orages des passions ; il s’est laissé entraîner par le courant d’aventures et de hasards qui font osciller la vie entre le bien et le mal ; mais, appartenant par sa naissance à une famille riche et honorable, ayant reçu une éducation forte et religieuse, il eut la force de retremper son âme dans un exil volontaire : il fit en observateur profond le tour du monde. Sans chercher à déchirer le voile trop transparent pour nous dont s’enveloppe l’auteur, constatons en passant que son recueil porte l’empreinte des épreuves physiques et morales qu’il eut à traverser avant de rentrer au port : ce sont les impressions d’une âme tendre écrites au jour le jour et qui, rassemblées, forment en partie un charmant petit volume. Ce ne sont pas les seules, l’auteur ne nous en donne aujourd’hui que la fleur.
On sera peut-être étonné de trouvé quelques pièces de vers latins, ce qui prouve que l’auteur a préludé par de fortes études et de rudes épreuves à un avenir qui portera ses fruits. Quelques mots modernes, que des notes expliquent, un certain nombre de noms propres peu usités ou des allusions à des lieux ou à des faits peu connus du grand nombre sont les plus grands reproches que l’on puisse faire à une versification noble : élégante et énergique. Inutile de faire remarquer que nous laissons à M. Yvastock la responsabilité de ses assertions scientifiques ; celle-ci en particulier, p.168.

J’ai vu, de mes yeux vu, le grand serpent des mers,
Qu’en son tardif bilan admire l’univers ;

auquel on donne de 52 à 55 pieds de long. Qu’y a-t-il à répondre à ce J’ai vu, de mes yeux vu. Il y aurait bien à demander d’où sort, comment vit et se perpétue ce monstrueux ophidien ; nous ne nous en sentons pas le courage, cette pièce offrant pour la versification des difficultés terribles devant lesquelles Boileau eût certainement reculé, mais qui n’ont pas effrayé le poëte. Qu’il nous soit permis de ne pas l’imiter : nous devrions reproduire les notes explicatives, ce qui nous entraînerait trop loin ; nous préférons renvoyer au volume qui procurera au lecteur plaisir et instruction, comme à nous, ou si vous aimez mieux, Utile dulci, pour finir comme a commencé M. Yvastock, par du latin.

 

 

P. Chopin, dans le Magasin normand n°11 (15 mars 1865) pp.172-173

 

Si j’ai longtemps épelé le nom de l’auteur avant de pouvoir le lire, surtout dans les caractères gothiques qui le composent sur la couverture du livre, en revanche je dois dire que j’ai lu très-couramment ses productions poétiques, et sous ce rapport j’ai été amplement dédommagé de la peine que j’ai éprouvée au début de l’ouvrage. C’était précisément tout le contraire de l’avocat Dandin, qui disait : « Ce que je sais le mieux c’est mon commencement. » Heureux ! si je suis aussi fort sur la finale qu’il l’était sur le début de son exorde.
L’auteur de ce recueil de poésies, qui sont infiniment plus recommandables que son indéclinable nom, a composé une grande quantité de ce pièces dans des pays presque inconnus, dans les régions de la zône glaciale, comme sous les feux dévorants d’un soleil tropical. Les caprices du sort l’ont entraîné dans le courant d’aventures et de hasards si périlleux et si surprenants, que le récit que nous en attendons un jour serait du plus haut et du plus curieux intérêt. C’est au milieu de ces oscillations d’aventures aussi diverses que multipliées, sur les flots agités de toutes les mers du globe, sous la tente du sauvage comme sur la cime des rochers déserts, que l’âme ardente et généreuse de M. Yvastock O’Park s’animait et s’échauffait au contact du feu sacré de la poésie dont nous sommes heureux de rendre compte aujourd’hui aux lecteur du Magasin normand. Sa muse morale et pure ne fait entendre que des accents empreints d’une croyance religieuse, toujours si consolante au milieu des pénibles agitations de la vie, et ne se laisse point entraîner comme une échevelée à travers ces sentiers détournés qui mènent à l’abîme du scepticisme ou du matérialisme.
Comme Ossian, l’auteur des Echos d’Outre-mer a chanté sur tous les tons. Son âme ardente, noble et flexible, s’est pliée à toutes les inspirations de la raison et de l’imagination, aux plaintes de l’élégie, comme aux jeux acérés de l’épigramme, aux naïves chansons de l’églogue, comme aux fureurs poétiques de l’enthousiasme lyrique. M. Yvastock O’Park s’est même exercé dans la poésie latine, et nous trouvons au début de son ouvrage quelques morceaux en ce genre qui ne sont point à dédaigner, surtout sa prophétie.
La tournure de ses vers est généralement facile, claire, élégante et harmonieuse, bien qu’on y trouve çà et là quelques hardiesses à l’adresse de la prosodie, quelques terminaisons prosaïques et dures, comme : Mais chez nous aussitôt le feu prend à tribord. — Les fleurs alors formeront gais berceaux, etc., ou bien encore quelques expressions un peu emphatiques, ainsi : Des tresses mondes, un noeud purpurin, un bond magnétique, etc. Ce sont là de faibles taches, je l’avoue, mais enfin elles laissent encore percer le mauvais goût de notre époque.
Au résumé, ce recueil de poésies mérite être lu ; et il le sera avec plaisir par les amateurs, il n’en faut pas douter. D’ailleurs, les pensées nobles, pures et religieuses dont il est animé ne peuvent que lui attirer le suffrage éclairé des gens de bien. Du moins, c’est ma conviction. J’aime donc à croire que l’auteur des Echos d’Outre-mer me pardonnera cette critique désintéressée et impartiale, aussi facilement que je lui pardonne l’indéclinabilité de son nom.

 

 

Cette critique est suivie, toujours par P. Chopin, d’un compte-rendu d’un autre ouvrage d’Yvastock O’Park paru la même année : Jesus salvator mundi, ou Vie de Jésus en cent anagrammes latins mis en distiques latins, traduits en quatrains français, suivi du poëme à la mémoire du vénérable J.-B.-M. Vianey, curé d’Ars. Lyon, Vingtrinier, 1864. Voici ce qu’en dit P. Chopin :

 

Les amateurs de poésie fugitive, d’acrostiches et d’anagrammes liront avec plaisir ce recueil qui n’est pas à dédaigner au point de vue des tours de force intellectuels. La composition en est simple, claire, facile et élégante, mais ce serait perdre son temps que d’y chercher les grands mouvements et les émotions saisissantes. Cependant, le poème à la mémoire du vénérable Vianey, curé d’Ars, et dédié à S. Em. le cardinal Mathieu, archevêque de Besançon, n’en est pas entièrement dépourvu. Il est semé çà et là de nobles sentiments, de pensées pathétiques, de mouvements oratoires qui nous révèlent une inspiration lyrique et un enthousiasme vraiment poétique. Quelquefois, au milieu de ces chaleureuses inspirations, l’auteur décoche en passant un trait épigrammatique contre la philosophie du siècle et le romantisme de Renan, semblable au Parthe qui, dans sa fuite, lançait à son ennemi une flèche imprévue. Mais, à part ce petit poème, le lecteur n’y trouve plus que des amusements poétiques, des jeux d’esprit, des anagrammes destinés à aiguiser l’esprit des savants et à charmer les loisirs des amateurs.

 

Y a-t-il un rapport avec cet ouvrage, paru en 1651 à Anvers, dont parle Gustave Brunet et qui « contenant les exercices des élèves de rhétorique du collège de Saint-Adrien, à Grammont, en Flandre, présente entre autres tours de force, les mots Jesus Salvator mundi, anagrammatisés de cent manières différentes » (Supplément au Dictionnaire de bibliographie et de bibliologie catholiques. J.P. Migne, éditeur, 1866. p.618) ? Louys de Veyrières, lui, fait le rapprochement avec « un poëte du XVIe siècle : Pantaléon Bartelon, de Ravières, en Bourgogne, fit deux cent quatre-vingt-trois distiques latins, qu’il traduisit également en quatrains français » (Louys de Veyrières, Monographie du sonnet. Sonnettistes anciens et modernes. Librairie Bachelin-Deflorenne, 1869. p.171). Louys de Veyrières, qui fait une place à Yvastock O’Park dans sa Monographie du sonnet, précise : « Son Enchiridion des langues de l’Europe et ses Fleurs du Liban sont encore inédits. Il prépare d’autres ouvrages et vient d’établir un concours de sonnets provinciaux dont nous parlons plus loin. M. Morgon a composé plusieurs sonnets et nommé Sonnacros ceux des siens qui sont acrostiches. »

 

 

Bibliographie, forcément incomplète, des poèmes
de Johannis Morgon (seulement sous ce nom) publiés en revues
:

 

« Un colonel » in Les Jeux poétiques n°21 (17 novembre 1861), p.3
« Le Prophète » in Les Jeux poétiques n°26 (22 décembre 1861), p.1
« L’Abeille et le Ver à soie » in Les Jeux poétiques n°26 (22 décembre 1861), pp.2-3
« Romance » in La France littéraire, artistique, scientifique n°5 (25 octobre 1862), p.75
« Foi du poète » in La France littéraire, artistique, scientifique n°16 (10 janvier 1863), p.256
« La Trinité » in La France littéraire, artistique, scientifique n°18 (24 janvier 1863), p.288
« Adoration » in La France littéraire, artistique, scientifique n°26 (21 mars 1863), p.414
« La Poésie » in La France littéraire, artistique, scientifique n°49 (29 août 1863), p.679
« Le Père cruel » in Rimes provinciales, Typographie Ve Justin Dupuy et Comp., 1864. pp.20-22
« Etoile, Ange et Soleil » in Rimes provinciales, Typographie Ve Justin Dupuy et Comp., 1864. p.34
« Christophe Colomb » in Bulletin de l’Union des Poètes n°119-120 (juillet-août 1864), pp.119-120
« L’Espérance » in Bulletin de l’Union des Poètes n°134-135 (octobre-novembre 1865), p.159
« Le Vatel de la Dombe, chansonnette » in Bulletin de l’Union des Poètes n°136 (décembre 1865), pp.3-4
« Mort du poète » in Journal des Arts, des Sciences et des Lettres n°3 (20 janvier 1867), p.10
« La Patience », ode pindarique in Le Concours des Muses n°6 (septembre 1867), pp.27-28
« L’Ange aux fleurs » in Littérature contemporaine, première série : Les Voix poétiques. Imprimerie A.-R. Chaynes, 1868. pp.122-125
« Le Vatel de la Dombe », in Littérature contemporaine, cinquième série : Ombres et Rayons — poésies. Au secrétariat des concours poétiques, Bordeaux, 1870. pp.165-169
« A Mme Julietta Barbieri », sonnet in Littérature contemporaine, sixième série : Rubis et Saphirs — poésies. Au secrétariat des concours poétiques, Bordeaux, 1871. p.263
« Le Rat et la Tortue », in Littérature contemporaine, sixième série : Rubis et Saphirs — poésies. Au secrétariat des concours poétiques, Bordeaux, 1871. pp.346-347
« Sonnet » in Littérature contemporaine, septième série : La France nouvelle — poésies. Imprimerie A.-R. Chaynes, 1872. p.409
« Le Courlis », sonnet in Littérature contemporaine, septième série : La France nouvelle — poésies. Imprimerie A.-R. Chaynes, 1872. p.516
« Le Prunier indien », sonnet in Littérature contemporaine, septième série : La France nouvelle — poésies. Imprimerie A.-R. Chaynes, 1872. p.517
« A M. Emile de Vienne », sonnet acrostiche in Littérature contemporaine, septième série : La France nouvelle — poésies. Imprimerie A.-R. Chaynes, 1872. p.540
« L’Ange aux fleurs », in Littérature contemporaine, quinzième série : La France poétique — poésies. Hôtel du Comité Poétique et de la Revue Française, 1876. pp.802-804
« Sonnacros », poème acrostiche in Littérature contemporaine, dix-septième série : La Muse de la Patrie — poésies. Hôtel du Comité Poétique et de la Revue Française, 1877. p.615
« Ma brigantine » in Les Voix de la Patrie n°11 (novembre 1878), pp.173-174
« Hommage à Son Excellence M. Jules Grévy », in Littérature contemporaine, vingt-deuxième série : La Liberté — poésies. Hôtel du Comité Poétique et de la Revue Française, 1879. p.707
« Etoile, Ange et Soleil » in Les Voix de la Patrie n°15 (mars 1879), p.56
« Sonnet » in Les Voix de la Patrie n°24 (décembre 1879), p.212
« A Lamartine », sonnet in Les Voix de la Patrie n°43 (octobre 1880), p.236
« La Poésie » in Les Voix de la Patrie n°52 (février 1881), p.42
« Impromptu », sonnet in Les Voix de la Patrie n°76 (février 1882), p.87
« Le Prêtre », sonnet in Littérature contemporaine, quarante-cinquième volume : Les Poèmes du devoir. Librairie du Comité Poétique et de la Revue Française, 1891. p.137

Comments: 2

  1. heureux de te retrouver : là

    — étoile, ange et soleil

    J.B.

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