Gherasim Luca ou l’intransigeante passion d’être, de Iulian Toma

Written by Gregory Haleux

 

Après les livres consacrés à Gherasim Luca par Dominique Carlat et Petre Raileanu, voici qu’est paru un troisième, qui les complète admirablement. En effet, cet ouvrage nous présente un Gherasim Luca méconnu, sinon inconnu, à travers l’étude des textes inédits du poète roumain en sa jeunesse, dont Iulian Toma nous offre ici de larges extraits traduits par lui-même. Les recueils ultérieurs publiés en français par José Corti ne sont pas pour autant oubliés et font aussi l’objet d’une relecture.
L’objectif poursuivi par Iulian Toma est de « suivre, au fil des textes, le devenir d’une pensée » (p.25) tout en faisant un travail d’historisation des écrits de Luca (« historiciser pour mieux essayer de conceptualiser », selon la formule de Jacqueline Chénieux-Gendron). Cette œuvre, dès ses débuts, ne peut en effet être comprise le plus pleinement qu’en l’interrogeant en regard du contexte de son apparition, en prenant donc en compte les données historiques et biographiques, le contexte intellectuel, littéraire et politique…
Ainsi Iulian Toma commence-t-il par étudier ce que fut le milieu de l’avant-garde roumaine dès le milieu des années 20 et comment Gherasim Luca participa au début des années 30 aux activités de la revue Alge aux publications scandaleuses qui lui valurent de passer quelques jours en prison, puis au groupe surréaliste de Bucarest.
La lecture des premiers textes de Luca par Iulian Toma est passionnante, qui nous montre comment le poète roumain commence par s’aventurer dans « cette zone de l’intériorité où le langage jouit d’une liberté absolue » (p. 65), recourant à la technique des associations mentales ou bien en expérimentant le fonctionnement de l’automatisme verbal chez l’enfant.
L’autre tendance de la poésie de Luca à cette époque est la contestation de l’ordre bourgeois, par des écrits tout d’insoumission, de subversion, de provocation. Ceci est particulièrement frappant dans son Roman de Dragoste [Roman d’amour] (1933), imprégné d’un « érotisme paroxystique » (p. 99) où, comme chez Sade, sont exposées les perversions sexuelles les plus diverses.
Luca se montre aussi comme l’un des plus remarquables représentants de la « poésie prolétarienne », qu’il s’est même efforcé de théoriser.  Ainsi, dans un manifeste qu’il co-signe, lit-on ces exigences : « un poème doit être anguleux et hérissé dans sa matière embryonnaire », « la poésie devra devenir élémentaire, au sens où l’eau et le pain sont élémentaires »… Selon Luca, la poésie doit s’insérer « dans le cœur le plus ardent d’une action concrète ». Si son roman Fata Morgana (1937) participe de cette volonté révolutionnaire, il le fait par des moyens plus proches des préoccupations surréalistes que de l’orthodoxie communiste : les visions délirantes, la passion érotique.
A partir de cette fin des années 30, Luca intègre une nouvelle dimension à ces écrits : la mort, dans des textes dont nous connaissons déjà certains puisqu’ils ont vu une édition posthume en français : Le Vampire passif, Un loup à travers une loupe, L’Inventeur de l’amour suivi de La Mort morte qui créent « un monde en agonie, dépeuplé ou habité par des apparitions fantomatiques, où les êtres et les choses se confondent, où tout ce qui vit est menacé de décomposition » (p. 144), un monde sous le signe de Maldoror. Pour accompagner la compréhension de ces textes, Iulian Toma nous offre un chapitre lumineux où est abordée la notion capitale de l’humour noir.
C’est par ces mêmes écrits que Luca élabore cette « position non-œdipienne devant l’existence » que l’on retrouvera dans toute son œuvre et qui l’amène à systématiser le délire pour que le « désir de désirer » puisse mieux « (ré)inventer ». Cette recherche poétique aussi bien que philosophique rencontre en les dépassant les notions freudiennes, marxistes et surréalistes et va amener Luca à pratiquer le « surautomatisme », « méthode d’intervention censée stimuler la manifestation du hasard objectif » (p. 218) et l’attire vers des questions et des pratiques ésotériques, entre Kabbale et alchimie. Son langage poétique en est transformé : « Le recours au vocabulaire alchimique traduit justement dans la poésie de Luca cette volonté de refondre les bases de la pensée par la resémantisation du mot » (p. 234).
Un dernier chapitre du livre s’arrête sur ces recueils (Héros-Limite, Sept Slogans ontophoniques, Théâtre de bouche, Paralipomènes, Le Chant de la carpe, La Proie s’ombre) fondés sur « la prise en compte privilégiée de la réalité matérielle du mot comme moyen de désinvestir le signifié » (p. 242) où l’on trouve ces bégaiements, ces discours en spirales, ces permutations, ces collages d’images, ces répétitions, ces jeux phonétiques, etc.
Une étude passionnante de bout en bout, contribuant grandement à la connaissance de l’œuvre si riche et complexe de Gherasim Luca.

 

Iulian Toma, Gherasim Luca ou l’intransigeante passion d’être, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe-XXie siècle », 2012.

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